Du labyrinthe I : où il est question de ne pas perdre le fil

par Jean-Michel Salvador  -  11 Novembre 2023, 15:27

De quoi le labyrinthe est-il l'enceinte ? 

 

Pour Lacan la pulsion n'a pas pour but d'atteindre son objet mais bien plutôt d'en faire le tour encore et encore.

 

Ainsi le but du coup d’œil que l'on jette devant une porte entrebâillée, mais souvent plutôt en réponse à quelque chose qui, le temps d'un éclair, attire notre regard… n'est pas vraiment de voir ce qui a été à peine entraperçu, quelque chose qui serait de l'ordre de la Beauté ou de l’Horreur et qui nous ferait signe dans l'éclat de son paraître… mais bien plutôt de « faire le coup de l'éclat ». C'est que, tout simplement… ça nous regarde. Où il s’agit en effet de décocher un regard, comme on le ferait d'un trait, à ce qui d’être entraperçu nous a saisi si vivement et nous regarde. Et lorsque deux êtres se déshabillent fébrilement avant l’amour… ils croient désirer leurs corps alors que ce qu’ils s’échangent et s’arrachent avant tout c’est leurs regards dans le désir. Battements de paupières, regards qui s’abaissent subrepticement sur la chose avant de revenir à  un échange « yeux dans les yeux »… où l’on bande d’autant plus fort de jouir des ricochets de l’entraperçu aux miroirs de nos regards. Eclats aux alouettes que l’on s’échange et qui nous excitent en nous faisant miroiter des choses… à perte de vue.
 

Avec Grace Kelly ("La main au collet") dans la pénombre... ne s'agît-il pas du désir de son regard ?

Avec Grace Kelly ("La main au collet") dans la pénombre... ne s'agît-il pas du désir de son regard ?

Dans ce jeu de glaces aux multiples reflets… on fait le tour d’un vouloir voir… le désir de voir dans toute sa splendeur. Où l’on se voit voir… où l’on se fait voir en train de voir. Où il s’agit de faire le coup de l’éclat encore et encore en boucle…

 

Mais notre œil a plus d’un tour dans son sac… de nœuds. Et nous allons nous intéresser à une pulsion de l’œil complètement différente… où de nombreuses circonvolutions nous préviennent d'y aller voir de trop près tout en nous incitant à y aller quand même. 

 

En introduction écoutons Sebald qui nous invite, justement l’instant d’un battement de paupières… à entrapercevoir « des béances immenses, des enfilades de piliers et de colonnades qui se perdent dans les lointains les plus reculés, des voûtes et des arcades de briques qui supportent des empilements d’étages, des escaliers de pierre et de bois, des échelles qui attirent le regard toujours plus haut, des passerelles et des pont-levis qui enjambent des abimes insondables. »
 

Gravure du Piranese (1745-50)

Gravure du Piranese (1745-50)

On a bien sûr l’impression de descendre dans un immense dessin du Piranèse… dans une de ses invenzioni di carceri !

 

Où l’objet petit a cause du désir, cher à Lacan, n’épouserait plus la fente de nos paupières ou celle des persiennes, ne serait plus l’éclat ambivalent et comme « ambocepteur » d’un coup d’œil mais plutôt une structure en creux labyrinthique… comme un attracteur étrange, un solénoïde aux hélices tortueuses. Où il s’agirait de nouer et dénouer les fils d’un cheminement, d’une quête. Ce ne serait plus la compulsion à  jeter un œil là où un éclat le saisit, mais celle d’un œil chercheur… une pousse de l’œil rhizomatique et fouineuse, s’insinuant dans un dédale de couloirs… s’enfilant des tunnels…. trouvant jouissance à aller et venir, à s’approcher et s’éloigner de la chose.

Pousse de l'œil crénelée et labyrinthique

Pousse de l'œil crénelée et labyrinthique

Aller d’une bouche d’ombre l’autre… cela fait penser aux étranges perspectives de Chirico et à sa passion pour les arcades sombres. Où l'on se retrouve l’œil collé au trou optique d’une boîte à perspective… dans le vertige d’un espace anamorphosé… démultiplication distordue des volumes… avancée des fonds… reculs des rampes… descente des plafonds… remontée basculée des sols…

Dédale à la Chirico, œuvre perso

Dédale à la Chirico, œuvre perso

Comme disait Marguerite Yourcenar en parlant du Piranèse, on suspecte derrière ces bouches d’ombres, bien souvent grillagées à la façon d’un damier (lui-même  emblématique en quelque sorte de la structure labyrinthique et de ses multiples choix), d’autres salles toutes pareilles… déduites ou à déduire indéfiniment dans toutes les directions imaginables… les passerelles qui doublent les galeries et les escaliers semblent répondre au même souci de lancer dans l’espace toutes les courbes et toutes les parallèles possibles.

Labyrinthe de la Villa Pisani, XVIIIème

Labyrinthe de la Villa Pisani, XVIIIème

Un monde bouclé sur lui-même… mathématiquement infini. Et cette architecture labyrinthique, en se développant et se ramifiant tentaculairement, semble dérober radicalement un lieu perdu. 

 

En Chine les villes impériales étaient encastrées les unes dans les autres dans un délirant système de murs stratifiés en profondeur, comme s’il était inscrit qu’elles pouvaient uniquement assurer leur intégrité dans des boîtes et des cours scellées et soustraites aux regards par de multiples obstacles. Au centre, comme il se doit, se trouvait… la cité interdite !
 

Mur cyclopéen Inca

Mur cyclopéen Inca

On pense aussi au dédale de couloirs, de gaines, de tuyaux du Nostromo, le vaisseau d’« Alien »…. à cette fameuse intro où se déroule devant nous un mouvement de couloirs donnant sur des ouvertures et qu’on ressent comme destiné à personne… vide comme les dédales de Chirico : un jeu d’orientation absurde dérivant dans l’éternité de l’espace infini…. avant que ne s’introduise le 8ème passager en s’échappant des boyaux intestinaux d’un des membres du personnel navigant.

Extrait d'Alien de Ridley Scott (1986)

Extrait d'Alien de Ridley Scott (1986)

De galeries en boyaux, de tuyaux toujours plus étroits en goulets d’étranglement toujours plus souterrains et enfouis, se mettrait peu à peu à nu un inconscient de la vue… développant un déroutant point de vue en déplacement. Le labyrinthe ne serait autre que le mouvement ou la non-figure d’une pulsion de l’œil… et dans son affolement l’interpénétration des trajets de déplacement irait jusqu’à, non seulement brouiller les lignes mais littéralement les nouer. 

Montage d'œuvres de Jacques Monory

Montage d'œuvres de Jacques Monory

Un œil au départ concentré… comme une mouette planant sans faire le plus imperceptible mouvement, la tête inclinée sur le côté pour épier d’un œil vers le bas… un œil rond, inexpressif, insensible. Une mouette décrivant dans le ciel des boucles entrelacées… parfois un huit parfait… l’œil immuable épiant, semblable aux yeux sans paupière des poissons, comme si une complète insensibilité l’eût tenu à l’abri de tout clignotement. Comme si le coup d’œil et son battement de paupière cédaient ici la place à un œil beaucoup plus méthodique même si tout autant sujet au désir comme à l’angoisse.

 

Un œil en…quête. Où le chemin importe plus que le but… éternel problématique du désir et de la pulsion.
 

Une fine cordelette de chanvre soigneusement roulée en forme de huit avec quelques spires supplémentaires serrées à l’étranglement serait un peu comme le nœud de cette pulsion…

Déploiement d'un trou, Sylvie Pic

Déploiement d'un trou, Sylvie Pic

Car au cœur des boucles du labyrinthe se trouverait un nœud gordien… un noyau. Mais quel mystère peut bien recéler cet écho noir ?

 

Mais avant de s’intéresser à ce noyau qui n’est peut-être que le point de rebroussement, une fronce (une catastrophe sans dimension dans la théorie de René Thom) de la surface fermée sur elle-même du dédale, on sait bien qu’il y a dans tout labyrinthe comme un fil à suivre et à ne pas perdre…. A moins que le but ne soit justement de se perdre et de tourner en rond… de se mettre à la torture dans de tortueux délices sans jamais parvenir au cœur sans dimension des ténèbres. 
 

Dessin de noeud perso

Dessin de noeud perso

Le labyrinthe désoriente et fait tourner de l’œil… ses galeries offrent toutes un parcours sinueux et morcelé, bifurquant, se raccordant, s’entrecroisant sans cesse ou même s’arrêtant net, finissant en impasse. Cela oblige celui qui y pénètre à de multiples crochets, hésitations et reculs, posant à chaque pas de nouveaux problèmes, interdisant toute assurance quant à l’orientation générale du tracé adopté…. C’est pour le moins désorientant. Sans compter les éventuels escaliers en colimaçon… véritables tire-bouchons d’escaliers en vrille comme disait Céline. Les passages peuvent ainsi s’enjamber les uns les autres, plonger en un endroit pour réapparaître sous un autre qui lui-même se faufile sous un troisième. 

 

Au cœur du lacis des lignes il n’est pas de possibilité d’échapper à leur piège. Le vertige provient-il du kaléidoscope des points de fuite ou de l’œil ? Tourbillon… désorientation. Une perte de vue qui est une perte d’équilibre.

Dessin de nœud perso

Dessin de nœud perso

Il faut donc quelque fil d’Ariane à suivre.

 

Car il y a bien sûr toute une mythologie autour du fil à même de venir soutenir celui qui ose pénétrer le labyrinthe. Ariane… indiquera à Thésée le moyen de pouvoir revenir des tréfonds du dédale où se niche le terrible minotaure. Où une main féminine déroule puis enroule un fil ténu et souple…

 

Il y a également l’odyssée d’un Ulysse cabotant sans boussole entre les îles de la mer Egée… un voyage en zigzag pendant lequel, comme c’est étrange, Pénélope fait et défait le chevauchement des fils d’une tapisserie… dans l’infini travail d'un va et vient... Il faut imaginer Pénélope dévidant l’écheveau de sa pelote… avant de l’enrouler de nouveau à son noyau initial… 

Le vortex du chignon d'Emmanuelle Beart dans "8 femmes"

Le vortex du chignon d'Emmanuelle Beart dans "8 femmes"

D'une pelote l’autre… argh cela me fait penser à ces nœuds aux élégants lacets que les femmes savent si bien manier. Comme le dit Robbe-Grillet…. certains chignons vus de près par derrière semblent d’une grande complication. Il est très difficile d’y suivre dans leurs entremêlements les différentes mèches : plusieurs solutions conviennent, par endroit, et ailleurs aucune. Le chignon est au moins aussi déroutant lorsqu’il se présente de profil. Cheveux aux improbables circonvolutions. La chevelure de soie qui coule entre les doigts s’allonge et se multiplie, elle pousse des tentacules dans tous les sens, s’enroulant sur elle-même en un écheveau de plus en plus complexe, dont les circonvolutions et les apparents labyrinthes continuent de laisser passer les phalanges avec la même indifférence avec la même facilité.

 

Où il va s’agir de délier, démêler, débrouiller… un destin ou tout du moins quelque chose. Où l’inextricable enchevêtrement de méandres et de spires qui attire et piège, pourrait être élucidé d’un fil.

Du labyrinthe I : où il est question de ne pas perdre le fil
Hana Kinbaku de Nobuyoshi Araki 2008

Hana Kinbaku de Nobuyoshi Araki 2008

Mais s’agit-il vraiment d’un destin ? Car on raconte d’autres choses que des histoires de Minotaures avec les labyrinthes. Comme quoi il serait plutôt à l’origine un mode d’approche du désir amoureux. Une jeune femme attendrait la venue de son prétendant. Pour la rejoindre celui qui emprunte les couloirs du labyrinthe serait tenu de modérer sa fougue en progressant avec… lentor (en latin c’est aussi… la flexibilité, la souplesse, la viscosité… diable !). Le truc incroyable c’est que nos deux protagonistes seraient liés l’une à l’autre par une corde tendue… et devant le rester impérativement. Qu’elle vienne à toucher le sol et le prétendant est… éliminé (ou décapité comme dans le fameux jeu de balles des mayas… sans les mains s’il vous plaît). Il faut donc qu’il enroule et déroule alternativement sa corde afin d’en réduire la longueur ou l’augmenter selon que les circonvolutions du labyrinthe le rapprochent ou l’éloignent d’elle (nous sommes dans un labyrinthe dit crétois avec unique couloir). Parade chorégraphiée d’un acte sexuel qui rappelle le travail de Pénélope. Un va et vient… un rythme pendulaire où l’on est poussé à s’éloigner à l’instant même où l’on s’approche le plus du but… 

Détail du jeu de Truia de l'œnochoé de Tragliatella (vase étrusco-corinthien du VIIème av JC)

Détail du jeu de Truia de l'œnochoé de Tragliatella (vase étrusco-corinthien du VIIème av JC)

Nous cherchons tous un objet qui s’absente et revient: peut être nous inventons nous grâce à lui un désir... un fil à suivre...

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