Une volute dans la tourmente I : Origine barOque dans les O d'OriOn

par Jean-Michel Salvador  -  3 Avril 2023, 12:58

Selon Annie Le Brun, c’est avec le Baroque que la perspective s’est dépravée… elle va en fait s’envoluter tortueusement vers son point de fuite… comme sous un œil gonflé et ouvert sur on ne sait quelle délectation coupable ou quelle fascinante terreur.

 

J’ai déjà évoqué dans « un appel résonant et ondulant » l’art Baroque… le tremblement de ses drapés… leur vibration glorieuse. C’est le marbre du Bernin, dans sa fameuse sainte Thérèse, qui a su porter aux nues et au firmament l’infini de tous ces plis qui ne s’expliquent que par l’éprouvé intime qui embrase la religieuse. Mais c’est aussi la bienheureuse Ludovica qui s’entrouvre… toute retournée... dans les volutes d'un marbre que seul Le Bernin fut capable de rendre semblable à de la cire.

 

Saintes décu-Pliées du Baroque vous nous en aurez fait voir de toutes vos volutes !

Détail de "l'extase de sainte Thérèse" du Bernin, 1647-52, Eglise Santa Maria della Vittoria à Rome

Détail de "l'extase de sainte Thérèse" du Bernin, 1647-52, Eglise Santa Maria della Vittoria à Rome

Baroqueries voluptueuses: merci vous me faites toujours - ah oui je veux ! - parmi les tendres volutes de ces perturbations… 

 

Les corps du Baroque sont pareils à des flammes et comme en extase… à l’épreuve d’une jouissance torturante… pris d’un désir excitant et irrépressible… ou bien au contraire étreints d’une terrible angoisse. Lacan disait du baroque qu’il était le lieu par excellence de formes torturées dans leur immobilité forcée… où la tension qui s’empare de vous l’emporte sur le simple plaisir de la satisfaction… où le sujet s’éprouve comme traversé d’influx… ça vous gonfle et vous contracte tour à tour… cela vous presse et vous étreint… cela vous engorge ! C’est bien sûr l’éternel dialectique du désir et du plaisir qu’on ne peut pas ne pas déconstruire en la « travaillant » sous l’angle opposé de la maitrise de la douleur ou de l’attente angoissée… de tout autre jouissances, qui fascinèrent le Baroque comme le reflète la passion de l’époque pour la sculpture grecque du Laocoon. Une sculpture qui suscitera pendant longtemps des questions, en particulier sur la force des affects (du pathos selon Goethe) qui serait telle que ces derniers seraient susceptibles d’engendrer des formes. Une puissance de déformation qui selon Lessing ne devait cependant pas aller jusqu’à creuser dans le marbre une bouche béante, un trou trop choquant,  insupportable et repoussant  pour être… une belle forme. Étrange finalement lorsque l’on songe que le Baroque  se fit une spécialité de laisser des volutes creuser et trouer l’espace.

Et l'on notera d'ailleurs au passage que la barbe du prêtre de Poséidon n'est qu'un déferlement de mèches folles qui creusent le marbre... pour mieux vous entraîner dans ses hauts-fonds mon enfant...

Détail du groupe du Laocoon, copie romaine d'une sculpture grecque (-40 av JC), Vatican

Détail du groupe du Laocoon, copie romaine d'une sculpture grecque (-40 av JC), Vatican

Le Baroque est donc plein de formes qui s’enlacent furieusement... visiblement comme soumises à des forces contraires.

 

La volute, elle, se  définit comme une forme en spirale ou en hélice… le mot vient du latin volvere qui signifie rouler, tourner. En fait plus que tout… une volute ça s’enroule. Et j’ai eu envie de vous parler de quelques volutes tourmentées en peinture. 

Alors ma première volute sera une flamme... mais aussi une corde.

 

Georges de la Tour aimait peindre la flamme. Ainsi il y a celle qui s’échappe de la torche d’Irène, alors qu’elle cherche du regard les plaies de saint Sébastien, et qui s’élève en s’enroulant sur elle-même. Des flammèches citron et orange s’enchevêtrent furtivement à la lumière qu’elles engendrent. Egarée la flamme fuse, furieuse, entortillée, tourbillonnante… une lente sarabande sinueuse. On dit que c’est dans la lueur vacillante des lampes à graisse que nos ancêtres faisaient danser les ombres voyant alors se lever un monde extraordinaire de formes et de concrétions… un fabuleux paysage, peuplé… d’échos sonores, et dont ils reconfiaient les volumes à la nuit une fois leurs braises éteintes. C’est aussi Psyché qui, dans le tremblement de sa lampe, entraperçoit ce qui est terrible, ce qui est plus beau que le beau, ce qui obsède la curiosité... ce qui fait chercher des yeux.

Détail de "Saint Sébastien soigné par Irène" de Georges de La Tour, 1649

Détail de "Saint Sébastien soigné par Irène" de Georges de La Tour, 1649

Mais c’est dans un autre tableau de la Tour que se trouve un motif qui me fascine depuis toujours. Dans la Madeleine à la veilleuse dans sa version du Louvre, une flamme citron s’élève dans la pénombre brune… elle est parfaitement droite et lisse, nulle brise pour la perturber. Ce qui l’alimente, c’est une corde qui brûle… avec les volutes serrées de ses fibres… un motif qui se répète sur la corde qui enserre la jupe rouge de Madeleine et sur celles de son cilice. La flamme illustre ce qui veut jaillir en elle et ce qu’elle tente de retenir. Dans un magnifique camaïeu de bruns... son tourment intérieur devient un tremblement imperceptible devant la chandelle. Pénitence… Retenue… Visite des souvenirs qui s’enroulent sur les cordes dures… « Adieu mes cuisses, vous ne serrerez pas les reins d’un homme que le plaisir secoue… vous êtes des enveloppes vaines… adieu mes mains vous ne vous nouerez plus autour du cou de ce grand corps qui se retourne et qui vous tend dans l’ombre ses… lèvres » (Pascal Quignard)… et sa queue raide.

La madeleine à la veilleuse de Georges de La Tour, 1642-44, Louvre

La madeleine à la veilleuse de Georges de La Tour, 1642-44, Louvre

Détail de la veilleuse et du cilice de la Madeleine

Détail de la veilleuse et du cilice de la Madeleine

Une corde faite de fibres trempées puis peignées avant d’être entrelacées et enroulées en hélices... et qui donne en peinture un motif que je trouve terriblement jouissif (comme le chevron mais c’est une autre histoire). Allez savoir… en tous cas, avec Georges de la Tour, cette répétition de touches brun orangé sur l’ocre brune suffit à enrouler mon esprit dans les hélices et les spires de sa corde. Peut-être y vois-je une ligne s’échapper de la surface de la toile... la soulevant et la creusant inlassablement… en y forant sa trace !

Projet indécent autour des cordes de la Tour

Projet indécent autour des cordes de la Tour

Ce sont des flammes qui ondulent et animent tous les corps du baroque. Comment oublier ceux de cet allumé du Greco… des silhouettes tourmentées et sombres qui montent comme des flammes bleues. Tandis que des ciels durs se contorsionnent… comme de grandes carapaces de crustacés couleur nuit... à la torture. Tous les tourments nocturnes s’échappent en effluves jamais vues, presque toxiques, de bleus gris et de noirs traversés de teintes verdâtres et d’éclats luminescents.

Le Laocoon du Greco, 1610-14

Le Laocoon du Greco, 1610-14

Une brûlure des corps qui me fait penser aux femmes carbonisées de Giacometti. Il mettait à la torture ses modèles au long du labyrinthe de ses torticolis métaphysiques. Elles sont les sentinelles effilées de quelle perte, de quel désir... ces filles érigées, nues, lancéolées… aiguilles de la nuit… objets d’un désir impossible ? Vertigineusement fines, ces aiguilles tourmentées sont comme attaquées par une vague sauvage.

 

Le noir roc courroucé que la bise le roule… dans les volutes de O d'un vers de Mallarmé.

Deux femmes de Venise de Giacometti, 1956

Deux femmes de Venise de Giacometti, 1956

Ma deuxième volute sera de chair… une guirlande en hommage à Rubens

 

C’est que, chez Rubens, ça mousse de fesses et de cuisses comme disait Philippe Muray… et ça se bossèle aussi de muscles bien tournés.

 

Tout part d’un tunnel ténébreux… une mer déferlante et une guirlande de corps… les embruns giclent ruissellent et serpentent… telles d’incroyables anguilles voraces. Des néréides roulent dans le toboggan des eaux à la recherche du corps de Léandre… une torche s’est éteinte… Hero se précipite … le serpent de l’écume va l’engloutir. En fait c’est tout le tableau qui avale, suce, étire et roule sous sa langue tous ces corps…

Hero et Léandre, Rubens, 1605

Hero et Léandre, Rubens, 1605

Ah Rubens ! Jamais pinceau n’a plus furieusement roulé et déroulé des monceaux de chair, noué et dénoué des grappes de corps ! Il aime tordre et tresser la chair, entremêler les rougeurs et les bleus aux ocres crémeux. Dans le déroulement sans limites des spirales de la chair, il ne peut s’empêcher de faire des excès... de formes, qui bombent et se creusent jusqu’à éclater. Formes rebondies, ombrées, potelées, étoffées, dodues, soyeuses, charnues, pulpeuses, fruitées… argh toutes ces courbes qui rentrent en elles-mêmes dans des geysers torsadés de couleurs.

Et pour annoncer la venue de la reine à Marseille, il ne pourra s'empêcher d'ajouter des sirènes tout entortillées dans le roulis des vagues d’écume. Elles creusent leurs reins, sortent leurs fesses… dentelles de l’eau le long des hanches. Elles saillent de la toile, elles débordent. Elles tournent, elles virent, elles ondulent…

 

Et comme dirait Christian Prigent:

 

La meR de vos deRRièRes écRus mOutOnne…

 

On voit des rotondités tonitruer !

Détail du débarquement de la reine à Marseille, Rubens, 1600-25

Détail du débarquement de la reine à Marseille, Rubens, 1600-25

Détail du Triton de "l'union de la Terre et de l'Eau" de Rubens, 1618

Détail du Triton de "l'union de la Terre et de l'Eau" de Rubens, 1618

Sans oublier à leurs côtés et dans son coin, Triton, qui souffle dans la volute de sa conque…

 

... un ptyx... Aboli bibelot d’inanité sonore avec tous ces O… encore un vers de Mallarmé, un vers qui ne veut rien dire mais qui incarne la beauté du rien, dans le creux de ces o qui se répètent, au cœur de leurs vagues, et qui résonnent souvent en moi... surtout depuis cette nuit où un ami cher qui adorait ce sonnet en X est parti alors que, loin de là, je prenais un bain de minuit avec trois ami.e.s en Normandie.

 

Mais reprenons Rubens et tous ses corps qui dégringolent pareils à une avalanche de rochers dans sa "chute des damnés"…

Détail de la Chute des damnés de Rubens, 1620

Détail de la Chute des damnés de Rubens, 1620

Et cette érection de croix… avec ses porteurs puissamment musclés… monstrueux… les ruisselets de sang dégouttant le long des bras du Christ… le pinceau chargé d’une pâte épaisse et crémeuse pour modeler les masses des muscles denses et noueux (au travail sous la peau)…

Panneau central de l'érection de la croix de Rubens, 1610-11

Panneau central de l'érection de la croix de Rubens, 1610-11

Et lui capable en même temps de tracés rapides et désinvoltes… ailleurs… volutes de poils… c’est la chevelure dorée de Madeleine… encore elle. Tous ces cheveux blonds peignés par son pinceau… et ne pouvant s’en empêcher… torsadés il les ramène derrière en un chignon roulé ou tressé… retenu par un nœud.

Détail de Venus et Adonis, Rubens, 1610

Détail de Venus et Adonis, Rubens, 1610

Un ouragan de peinture qui pétille et tournoie… dans cet emportement de la peinture vers le précipité de son désir.

 

Dans l’art baroque les formes et les courbes et les lignes s’auto engendrent… à la manière d’ondes fiévreuses. D’une turbulence l’autre, le baroque ne cesse de s'en nourrir… devenant une forme tourbillonnaire qui creuse l’espace.

 

Argh toutes ces arabesques et volutes qu’aspire le vide ! Partons donc en quête de cette trouée lumineuse où s’engouffre le pullulement spiralé des corps…

… avec ma troisième volute dans les O… d’Orion

 

C'est Claude Simon qui parle magnifiquement de ce tableau du Poussin où Orion, aveugle, cherche le soleil levant...

 

"Par une brèche dans le chaos des nuages à l’Orient, jaillit tout à coup le premier rayon, comme une lame de bronze, l’ensemble restant encore un moment dans une tonalité grise frittée de roses, puis à partir du trou par où se précipitent maintenant multipliées les rayons divergents, se dorant violemment comme un retable."

Orion aveugle cherchant le soleil levant du Poussin, 1658

Orion aveugle cherchant le soleil levant du Poussin, 1658

La tête d’Orion se profile parmi les nuages boursouflés de l’aube encore grisés par la nuit… son corps est bosselé de muscles.

 

Le bouillonnement des nuées aux noirs replis est pareil au relief bosselé de muscles des épaules du géant.

 

Les nuages imitent les circonvolutions intestinales et cartonneuses de ces nuées parmi lesquelles trônent les vierges et les saints des retables baroques. Ils enroulent leurs lourdes volutes autour de la tête d’Orion. Panaches gonflés… en grappes.

 

Les formes grumeleuses des nuages roulent sur elles-mêmes… aspirées comme Orion vers le trou d’où commence à sourdre la lumière… le corps gigantesque s’enfonce dans la nature… ses pieds musculeux comme sculptés dans un marbre rougeâtre s’emmêlent aux souches aux racines convulsives. Le chemin resurgit au loin en une mince ligne claire qui s’élève en serpentant.

L’espace chez Poussin creux pour ainsi dire ou plutôt creusé entourant de toutes parts le spectateur.

 

Alors pour finir cette première partie il faut laisser nos yeux s’orienter sur la constellation d’Orion… un petit point juste en dessous de la ceinture… sur son épée... le coeur d'une nébuleuse… si éloignée (plus de 1000 années lumières) qu’on la voit à peine à l’œil nu… mais qui fait 4 fois la lune (le nuage d'Orion recouvrant la constellation)... j'imagine le géant de Poussin dans ses nebulidineuses nébulosités... aveuglé bien sûr... dans sa poursuite de l'origine du monde!

Orion dans son nuage... et ses nebulidinositées

Orion dans son nuage... et ses nebulidinositées

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :