D'une origine fantastique I : un noir très agité

par Jean-Michel Salvador  -  3 Avril 2024, 12:23

Comme je l’ai déjà évoqué dans deux articles portant sur la notion de contour, notre œil - et ce n’est nullement l’apanage de l’être humain au sein du règne animal - est entre autres fait pour prendre au lasso les formes qui nous entourent. Une de ses fonctions premières est en effet de circonvenir, circonscrire toutes ces formes qui glissent et s’entremêlent devant nos yeux... jusqu’à les suivre dans leurs mouvements. Notons qu’il est aidé en cela par la faculté qu’il a, en parallèle, de lisser, de moduler et de stabiliser les couleurs sur les choses qui nous entourent.

Au cœur originel de la grotte Chauvet (panneau monumental de la salle du fond ©L.Clara-ADT07)

Au cœur originel de la grotte Chauvet (panneau monumental de la salle du fond ©L.Clara-ADT07)

Je vais aujourd’hui « m’attacher » à l’origine du monde en peinture, à ce qui serait non pas l’origine de la forme mais plutôt une interrogation clé et fondamentale quant à la formation des formes dans notre imaginaire. Il s’agirait ni plus ni moins de l’énigme originelle de "l'apparition" des formes... « rien que ça ».

Pendant rocheux à la Venus (grotte Chauvet) vue de côté

Pendant rocheux à la Venus (grotte Chauvet) vue de côté

Alors ayons une pensée pour nos lointains ancêtres qui, devant les parois des cavernes, donnaient forme aux contours étrangement inquiétants (le fameux « unheimlich » cher à Freud) de leurs fissures. Cette « inquiétante étrangeté » est l’apparaître de ce qui ne devrait pas apparaître ou plutôt de ce qui ne devrait pas pouvoir apparaître.

 

Pourquoi l’obscurité a-t-elle tant attiré la toute première humanité ? Et pourquoi ont-ils voulu atteindre les poches les plus sombres des grottes ? Peut-être pour y voir et peindre ce que leurs rêves voyaient dans le noir des nuits. Comme le dit si bien Pascal Quignard : le désir de voir est plus affamé que tout ce qui peut être offert à la vue. Son pendant étant l’angoisse de ne rien y voir… que rien ne se détache du fond…

Pendant rocheux à la Venus (grotte Chauvet, salle du fond) vue de face

Pendant rocheux à la Venus (grotte Chauvet, salle du fond) vue de face

Il nous faut donc faire un détour vers l’unheimlich. Freud fut le premier à s’interroger sur l’angoisse de… castration, supposée originaire puisque limite indépassable de l’analyse. Il est en effet difficile de remonter trop en amont quand il s’agit du petit enfant humain… et l’angoisse du manque à être qui découle de la répétition de la présence ou non d’une chose ou d’un être semble inhérente au processus de symbolisation de l’être parlant. L’alternative présence/absence serait en fait une des bases du langage et de ses substitutions interminables. Mais il ne faut pas oublier au passage le lieu étrange de ce jeu. Une simple anecdote nous rappelle son importance : souvent, un enfant qui cherche un objet que l’on a caché s’amuse de vous (et de lui-même) en soulevant un coussin alors même qu’il sait que l'objet en question (qui était là d’ailleurs la fois d’avant) est ailleurs. Entendez vous son rire résonner comme un écho interminable en lieu et place du vide? Alors si la castration a été pointée du doigt par Freud, c’est que le fétichisme de la petite culotte ou des bottines à talon, tout comme l’angoisse de la perte de l’œil que réveillent moult légendes, contes ou romans, sont on ne plus clair quant à leur rapport au sexe de la femme qui ne correspondrait pas à ce qu’… un œil « ajusté » s’attendrait à voir. On l’aura compris, il vaudrait mieux parler d’angoisse de (…). Car l’angoisse n’est pas… sans objet comme le rappelait, de façon ambiguë,  Lacan (son objet évanescent il le nommera, quant à lui, l’objet petit (a)). L’angoisse est en effet souvent sans objet bien défini (ou cerné). Alors certes, l’angoisse peut être de quelque être ou de quelque chose, mais elle est fondamentalement différente de la peur. Là où l’on s’en rend le mieux compte c’est en voyant qu’avoir peur « pour » quelqu’un, ce n’est pas la même chose que de s’angoisser pour quelqu’un : dans le premier cas on ne se confond pas avec la personne en question alors que s’angoisser pour quelqu’un, c’est fondamentalement confusionnant. Il y a donc une différence non seulement au niveau du rapport à l’objet (généralement absent ou évanescent dans l’angoisse et bien plus présent dans la peur) mais aussi au niveau de la confusion subjective. Alors juste un mot pour finir sur l’effroi… qui est un affect plus que troublant et très lié à la peur. Il vous tient au corps et on le ressent physiquement : on ne peut pas avoir de l’effroi ni de ni pour quelque être, on a de l’effroi devant quelque chose et on en tremble.

Le mur de l'atelier, Adolph von Menzel, 1872

Le mur de l'atelier, Adolph von Menzel, 1872

Alors qu’est-ce que la sensation d’unheimlich pour Freud ? C’est ce qu’on ressent quand on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, ou, inversement, qu’un objet sans vie ne soit… animé. Une tête coupée qui vous regarde, des pieds qui dansent tout seuls, une ombre qui se désolidarise de son porteur... c’est pour le moins étrangement inquiétant.

Détail de la tête de Gunther tenue par Kriemhilde, Encre de Fussli, 1805

Détail de la tête de Gunther tenue par Kriemhilde, Encre de Fussli, 1805

Détail du Milton aveugle de Fussli, 1794

Détail du Milton aveugle de Fussli, 1794

Dans la littérature (de telles rencontres étant plutôt rares dans le réel), l’unheimlich serait souvent lié au regard, sous la forme de l’œil aveugle (mais omnivoyant) ou arraché. Dans la vie de tous les jours il y a l’inquiétant retour du même… les coïncidences qui s’accumulent… comme lorsque l’on rencontre un chiffre plusieurs fois le même jour ou lorsque l’on note que tout ce qui porte un chiffre autour de soi nous ramène toujours au même chiffre ou du moins à ses composantes. On est alors tenté d’attribuer un sens mystérieux à ce retour obstiné. La plupart des effets d’unheimlich sont des effets de double… images dans le miroir, ombres, spectres. Il y a du revenant… ça revient obstinément. Freud souligne une ambivalence indécidable dans ce jeu du double… un échange sans fin entre le fantastique et le réel.

L'inquiétante étrangeté de Marcus Schinwald

L'inquiétante étrangeté de Marcus Schinwald

L'inquiétante étrangeté d'un regard double chez Shcherbak Oleksii

L'inquiétante étrangeté d'un regard double chez Shcherbak Oleksii

Le fantastique nous y voilà...

 

Alors dans les romans de fantasy (ou dans l’ Hamlet de Shakespeare, la pièce du manque à être par excellence) il y a l’inévitable spectre, le fantôme… cette « chose » qu’il est difficile de nommer… une étrange incarnation… l’être là d’un absent ou d’un disparu… une ombre. Quelque chose encore une fois entre deux… une chose qui n’est pas une chose… un corps sans chair, intangible. Quant à l’armure du fantôme, ce costume étrange et mécanique (un double encore) qui nous laisse nous interroger quant à ce que peut enserrer sa carapace, des fentes inquiétantes y sont ménagées et ajustées : c’est pour mieux voir sans être vu mon enfant.

 

Des fentes obscures pour une lumière fantômale...

 

Souvenir de Normandie, lavis d'encre rehaussé de gouache, Victor Hugo, 1859

Souvenir de Normandie, lavis d'encre rehaussé de gouache, Victor Hugo, 1859

L'armure fantôme va de pair avec le château gothique tel qu'inventé littéralement par les lumières au XVIIIème avec "l'apparition" du roman "noir". Le noir est en fait le matériau du château... il emplit d'une densité énorme et fantastique ouvertures et perspectives. D'une trouée obscure l'autre... il n'est pas de couloir qui ne mène à un escalier, qui ne mène à un cloître, qui ne mène à une porte qui ne mène à une trappe dans laquelle le voyeur se prend les yeux. Un parcours effrayant dans des dédales ténébreux. Comme une obscurité paradoxale qui... ouvre toutes les portes. L’abîme n'est jamais assez obscur entre le sans fond et le fond du fond: cette opération de mise en abyme est là pour faire le plein... le plein de l’abîme. Le château gothique est en fait un garde-fou fantastique placé au bord de l'abîme du noir. Il faut toujours donner des contours à ce qui n'en a pas... des ferroneries tarabiscotées s'entremêlent devant les porches et les voûtes d'ombre (comme une dentelle apporte ses fers à une petite culotte).

Empreinte de dentelle de Victor Hugo

Empreinte de dentelle de Victor Hugo

Vieux Guernesey, lavis d'encre de Victor Hugo

Vieux Guernesey, lavis d'encre de Victor Hugo

Victor Hugo fut le grand mage effaré du noir de son époque... le travailleur forcené des tourmentes océanes... dans la perpétuelle contemplation effrayée du gouffre infini. Fasciné enfant, par le trou d'un puisard entre les ronces. Il noiera ses feuilles à dessin sous les coulées d'encre... pour mieux y sombrer. Ses lavis sont des aquariums de la nuit. Il plonge dans l'ombre, le magma informe,  le cloaque fourmillant de l'origine... cette embouchure béante... il veut saisir la prunelle trouble qui du fond du gouffre le regarde... "l'énigme au yeux profonds, obstinée". Il fait de la sexualité un sombre et fantastique mystère. Où  il s'agit avec Hugo de regarder une femme, de tomber dedans, de s'y noyer comme dans ses lacs d'encre... oublier la perte de l'objet jusqu'à se perdre dans le milieu... une monstrueuse fleur noire égouttée.. 

Pieuvre, lavis d'encre de Victor Hugo, 1866-68

Pieuvre, lavis d'encre de Victor Hugo, 1866-68

Rappelons au passage que les premiers romans policiers suivront de peu le fantastique et le gothique des lumières. Malgré son nom, le mystère de la chambre jaune… située dans un pavillon au fond du parc d'un château.... fermée de l'intérieur et aux volets clos est une histoire sombre... un mystère à éclaircir. Le roman policier est un processus d’illumination... au parfum envoûtant... celui de la Dame en noir qu'on imagine sous un voile ajouré... une mantille.

 

Alors cette angoisse de (…), devant le sexe féminin (sachant que le fait d’être devant peut accentuer notre bascule vers l’effroi), ce n’est pas qu’on vous la coupe, c’est plutôt l’œil qui se perd dans le « lieu » du désir de voir… qui est aussi celui de son angoisse corollaire qu’il n’y ait rien du tout à voir ou à chercher. Le « manque à être » est ici, même s’il est question de différence sexuelle, très lié à l’œil et à sa « faim de voir ». Pour Lacan l’unheimlich est ce qui apparait à la place où devrait être le manque… une fantaisie imaginaire. Nous touchons là du doigt cet « heimlich unheimlich » (Freud ayant bien remarqué que le mot heimlich, qui est d’abord ce qui est familier, en est venu par glissements progressifs à désigner l’intime, puis ce qui est caché, secret, dissimulé… autrement dit, ce qui est unheimlich). Où il s’agirait là de voir l’envers d’une fente… d’une faille. Envers est un mot ambigu, qui de n’être pas à l’intérieur et pourtant de l’évoquer en accentue précisément son étrangeté. Il s’agit là des… dessous étrangement inquiétant… des cartes et des images. C'est Alice au pays des merveilles... une plongée dans les profondeurs pour finalement se retrouver de l'autre côté du miroir... avec des cartes à jouer.

Alors ce lieu incroyable… où l’on n’en croit pas ses yeux… est à la fois suture et coupure… un ruban de Moebius entre le devant de la scène et l’envers du décor entre le désir de chercher et l’angoisse de ne rien y voir (comme si le manque… pouvait finalement manquer). L’angoisse étant bien sûr l’envers du désir et vice versa.

 

L’unheimlich ce sont les serpents (de Moebius en quelque sorte) qui s’agitent sur la tête de Méduse comme pour transformer ce lieu où un désir de voir affamé s’angoisse de ne rien y voir… en un abîme sans fond mais pas sans un envers pour le moins agité!

La méduse de Rubens, vers 1617-18

La méduse de Rubens, vers 1617-18

Surgissement donc de l’étrange… c’est comme si pour sortir de l’angoisse de (…), la meilleure idée (idea comme eidos… c'est ce qui se découpe comme visible) serait de délirer imaginairement sur le voile des parenthèses… l’entour de la fente. Afin de laisser entrevoir ce qu’il n’aurait pas fallu pouvoir voir (une magnifique phrase à tiroir… sans fond). Un voile fantôme (une ombre, une fine dentellure qui pointe ses fers) pour un effet de surnaturel et de fantastique. Ça garde un côté angoissant, et en même temps il n’y a plus rien du tout de ce que serait l’objet véritable de notre angoisse. L’angoisse serait en fait dès l’origine hantée et son objet… fantomatique. Rappelons que pour Lacan, avec la présence du rideau et du voile, ce qui est au-delà comme manque tend à se réaliser comme image. Sous le voile se peint l’absence. Le rideau prend son être, sa consistance d’être ce sur quoi se projette et s’imagine l’absence. Le rideau c’est l’idole de l’absence. Rappelons aussi une nouvelle fois que l’invention du dessin viendrait selon Pline d’un premier contour tracé par une femme à l’entour d’une ombre… qui se dérobe… puisque c’est celle de son amant sur le départ.

Le rideau du "cauchemar"de Fussli (1781)

Le rideau du "cauchemar"de Fussli (1781)

Avec cette étrangeté inquiétante et fantastique, l’angoisse se retrouve affectée d’un degré d’irréalité ou d’incrédulité (les histoires de fantômes ne sont-elles pas censées être de la fiction). Le problème est que ce que l’unheimlich gagne en s’éloignant de l’angoisse, il le perd en se rapprochant de l’effroi et de la peur… qui peut elle-même se renverser en un rire… d’effroi. Dans les deux cas il y a une effraction au sens fort qui vous bouleverse à votre corps défendant... irruption de quelque chose de violent et traumatique.

 

Si l’origine du sublime est la sensation d’effroi à l’état pur (voir mon article sur le rouge de Turner), un émoi intense, une impression déchirante pour un éclatement de la beauté, l’origine du fantastique serait un « thrill », un frisson à la fois effrayant et enchanteur pour une image fantastique.

Délire fantastique et trash autour d'une fente (montage à partir de toiles de Ben Quilty)

Délire fantastique et trash autour d'une fente (montage à partir de toiles de Ben Quilty)

Pour Hegel… cet effroi fantastique est un néant… une nuit d'où tout peut sortir. Il aura cette fameuse sentence : « C’est la nuit tout autour; surgit alors subitement une tête ensanglantée, là, une silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde l’homme dans les yeux – on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable. » 

 

L'être humain aime se retrouver au sein d'une chambre noire… à attendre… une attente de voir. Une chambre obscure et hermétique qui n’ouvre sur rien excepté les images qu’elle féconde. Un lieu de fou où nous projetons des images d'horreur et de vide. L’attente est angoisse, elle nous rend fou, ivre d’incertitude infinie. Avant l'illumination...

Œuvre de Pierre Alechinsky (autour d'un sceau romain)

Œuvre de Pierre Alechinsky (autour d'un sceau romain)

« Et je regarde l’obscurité droit devant moi, et l’obscurité est noire, ce n’est plus une obscurité mais une noirceur, et je regarde cette noirceur… obscurité lumineuse… je vois ce qui brille de façon imaginaire. Il y a ce noir qui s’ouvre. Ombre qui contribue à la fabuleuse luminescence. » (Jon Fosse) Comme l'imminence d’une révélation qui ne se produit pas : peut-être le fait esthétique.... un rien et son enflure envahissante. Ça apparait et disparait, s’enfonce dans l’ombre ondulante.

 

Un noir palpitant. Qui fait penser au fameux noir de Soulages qui émet comme une lumière secrète.

 

D’orages en crépuscules dans la forêt-château nous sommes à la recherche d’un surgissement, d’un éblouissement.

Une origine du monde d'Alechinsky

Une origine du monde d'Alechinsky

Un éblouissement sombre… origine du monde. Chez les Grecs, Chaos est l’espace préexistant à toutes choses et notamment à la lumière… un commencement confus. Et de sa masse enchevêtrée surgira le premier jaillissement de lumière. Selon le mythe Chaos engendra les ténèbres « Érèbe » et sa sœur la noire Nuit. Ils s’unirent pour donner… le jour qui point. Chaos, le mot vient du verbe grec « khaïnô »… s’entrouvrir, ouvrir la gueule en particulier pour une bête féroce. Le chaos, à l’origine c’est la faille, la béance, la gueule ouverte animée de l’intention de vous happer. 

 

Une gueule bordée de rose... mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit...

 

Pascal Quignard nous rappelle que, Morpheus, en grec, c'est la forme à l'état virulent, actif... Morpheus est en fait le dieu porte-silhouette. C'est lui, qu'a engendré la nuit que le chaos a engendré, qui engendre le sommeil. A l'aide de ses ailes noires, il vient dans l'ombre encore informe... à la source de toutes les formes... il est le transformateur. Les formes deviennent alors merveilleusement difformes.

Chaos rocheux de la Ségognole, Fontainebleau (photo Emilie Lesvignes)

Chaos rocheux de la Ségognole, Fontainebleau (photo Emilie Lesvignes)

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