Fleurs d’ombres aux ventouses jaunes

par Jean Michel Salvador  -  23 Mai 2017, 14:45  -  #Bonnard

Jardin à Vernon, Bonnard

Jardin à Vernon, Bonnard

Les paysages de Bonnard sont comme phosphorescents. Ils palpitent plus qu’ils ne brillent… dans la saturation des couleurs! Et si l’on cligne de l’œil, ce n’est pas comme chez les impressionnistes pour se protéger de l’éblouissement trop intense des touches de couleur vives mais bien pour s’adapter à d’étranges et envoûtants contre-jours… obscurs mais colorés et surtout comme pulsant. Où pénétrer et s’enfoncer dans les tableaux de Bonnard, c’est partir pour un voyage en peinture… profonde.

 

Lui, abrité derrière ses lunettes rondes cerclées de métal… il a quelque chose du vieux lettré chinois (avec un zeste de perversion japonaise!)… dans sa façon de s’évader hors de l’instant présent, dans l’expression de l’œil qui s’arrondit sur quelque rêve intérieur, quelque chose de l’écolier distrait dont le regard glisse par la… fenêtre.

Autoportrait à la robe de chambre rouge, Bonnard 1943

Autoportrait à la robe de chambre rouge, Bonnard 1943

Un qui s’évade tout en restant bien à l’abri dans son cocon. Peignant à sa fenêtre comme Claude Simon y écrivait...

 

« L’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru irréel… et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l’obscur fouillis des branches… » Sans oublier au passage ce « la » dans ce « je pouvais… la... voir »… comme une chose étrange et jamais nommée… mais bien là au cœur de l’entrelacs.

Jardin vu de la terrasse, Bonnard 1924

Jardin vu de la terrasse, Bonnard 1924

Avec chez Bonnard cette impression de se retrouver à bord du Nautilus du capitaine Nemo… où par-delà le hublot… ondulent des couleurs crues et irréelles. « Soudain le jour se fit de chaque côté du salon, à travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques… Ce n’était plus de l’eau lumineuse mais de la lumière liquide ». Le Nautilus, c’est la caverne adorable où la jouissance est à son comble lorsque, du sein de cette intériorité sans fissure, il est possible de voir par sa grande vitre… l’intérieur des océans. Où le bateau ivre Rimbaldien cesse d’être une boîte brinquebalée au gré des eaux pour devenir un œil voyageur, frôleur d’infinis…

Montage perso: le Nautilus donnant sur le jardin à Vernon de Bonnard de 1927

Montage perso: le Nautilus donnant sur le jardin à Vernon de Bonnard de 1927

«… dévorant les azurs verts » et « rêvant de l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ».

 

On n'y voit... " que du bleau" dans la "liqueuréfaction des fonds corollés" au travers de cet "hublot bleu" (merci Christian Prigent).

 

"Un aquarium où nageait le ciel parmi les branches."

 

Bonnard peindra beaucoup de jardins... vus de sa fenêtre.

 

La racine indo-européenne du jardin, « ghorto », signifie à la base enclos. Le jardin se veut partie totale, îlot de quintessence et de délectation… véritable paradis (de l’ancien persan « pairidaeza » - le rempart autour).

 

Quant à la fenêtre c’est le lien au monde... qui s'y noue et s'y serre ! C’est capital une fenêtre. Déjà ça cadre. Et puis ça sépare. Et donc ça découpe. Et donc ça retient. L’énorme proche, au lieu de vous envahir, bat son plein de l’autre côté d’une frontière impossible à franchir, il peut même gronder, se convulser, jouer à l’orage, faire la bête, de ce côté-ci c’est le calme gourmand et pervers : le front contre la vitre, on règne en souriant sur la passion de voir. Ah ! Ce myope de Bonnard aimait à se noyer dans l’énorme proche qui... lui en faisait voir de toutes les couleurs ! C’est le sublime en chambre.

 

Sans oublier « la » chose qui apparaît invariablement assez rapidement à tout voyeur en chambre, et qui dans le cas des hôtes du capitaine Nemo est « une raie chinoise, jaunâtre à sa partie supérieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arrière de son œil »... comme un avant-goût coloré du formidable poulpe qui s’attaquera plus tard au Nautilus.

Jardin dans le Var, Bonnard

Jardin dans le Var, Bonnard

Où une terrasse en surplomb offre une vue plongeante sur la splendeur d’un jardin arboré… autre caverne adorable… un soleil bas s’éclipse derrière les frondaisons… sous un ciel si bleu qu’il en devient sombre. La végétation respire… enfle dans la pénombre avant de s’allumer sur ses bords… entre chien et loup. Des odeurs, comme en suspension, se répandent… dans une vision quasi hallucinatoire où les feuillages se parent de couleurs inouïes. Ici et là, contre l’indigo, palpitent des bouquets de flashs… sombres (comme ceux qui persistent lorsque, éblouis, nous fermons nos paupières quelques instants). Où il faut se faire à tous ces éclats durs, crus... profonds. Plus sourd et résonnant le vert émeraude dans l’outremer des feuillages… où l’eau et sa mosaïque au loin, dans le fond du jardin, sont comme debout.

 

Les ombres ne sont plus dès lors un refuge contre la lumière mais bien l’écrin, la châsse profonde de la couleur ! Elles émettent un rayonnement diffus… comme des corps denses. Un rougeoiement cramoisi brûle ainsi ardemment au creux de marrons sombres et chauds (ce n’est pas sans me rappeler Rothko et ses incandescents « Red on marron »)… tandis que l’œil, en s’ajustant, finit par discerner dans la berlue du contre-jour... la subtile danse nocturne des outremers et des violets au sein des gris sombres.

 

Bonnard aura su comme nul autre faire vibrer et résonner entre eux les tons rompus des couleurs aux nuances proches… nous rappelant que le turquoise n’est jamais aussi phosphorescent que quand il se joue des bleus et des verts profonds. Il sait que c’est en les saupoudrant de floculations violettes et bleu lavande que l’on rehausse le mieux les… gris froids. Et tandis qu’un beau bleu sulfate – « vitriol » – creuse à merveille les mauves, les orangés sautent de joie comme des feux follets sur les… ocres jaunes.

Détail "d'un paysage normand" de Bonnard (1925)

Détail "d'un paysage normand" de Bonnard (1925)

Et quand les contre-jours palpitent et battent au creux de la pénombre, Bonnard sait alors les entourer d’une membrane comme vivante… vibrante de tous ses feux complémentaires. Une corolle dont les festons se balancent... comme de lentes ondulations... au rythme des pulsations du cœur rayonnant. Des bruns travaillés de rose magenta avec un arrière-goût de bleu confinent alors brutalement sur leur périphérie en un vert de gris clair que relève un blanc-jaune éclatant… comme un nuage au bord tout illuminé qui nous cacherait le soleil… Bonnard festonne, ourle, brode des lignes ondoyantes pour nous tisser une étrange et chatoyante tapisserie… un clair-obscur palpitant…. où d’iridescentes circonvolutions nagent… ou plutôt se propulsent par dilatation contraction… au-dessus de fonds phosphorescents.

 

« Les centaines de petites feuilles ovales clignotaient gaiement… alternativement citron et bleutées »

 

« Les ombres entremêlées des branches de l’acacia dessinaient des marbrures bleuâtres des triangles des trapèzes se défaisant et se refermant le ciel commençait à foncer… »

 

Les contours des feuillages bleus brillent de mille feux pâles… des atolls pulsent…. Comme si des « fleurs d’ombres aux ventouses jaunes » s’accrochaient à notre nautilus ivre. Vision féérique ? On nage en plein délire.

 

Ludovic Janvier dit qu'il existe des mimosas contractiles… les mimosas pudica… effarouchés par le contact. Réfractaires à l’approche. Il leur en reste un duvet de fragilité… des houppes stellaires qui ont des prudences de vierge… extasiée bien sûr… contractile elle-même. Où Bonnard se révèle expert en couleurs jouissives qui savent contracter l'oeil! Les couleurs feraient-elles l’amour… avec notre regard ?

Détail de l'atelier aux mimosas de Bonnard, 1939-46

Détail de l'atelier aux mimosas de Bonnard, 1939-46

« Sur le fond d’obscurité les petites feuilles ovales de l’acacia sont apparues détachées d’un vert cru puis de moins en moins éclairées se brouillant dans une confusion… de temps en temps elles étaient agitées d’une faible palpitation… »

Jardin à Vernon, Bonnard 1923

Jardin à Vernon, Bonnard 1923

Et aussi ces herbes qui s’embrasent au premier plan… dans une brassée délirante de blancs et de jaunes incroyables entrecoupés de quelques flammes vermillonnes… Le jardin est comme une bête végétale hirsute… un énorme phénix en plein essor... dans la profusion à foison des frondaisons colorées.

 

Où il s’agit moins de saisir le moment que d’être saisi et aveuglé par lui. Eblouissement… étourdissement… on ferme les yeux et, à l’abri derrière nos paupières, on se laisse imprégner par la persistance rétinienne... puis on les rouvre… et puis on les referme… dans un millefeuille de surimpressions étrange, subjuguant… détonnant...

 

Bonnard disait qu'en peinture il faut montrer ce qu'on voit quand on pénètre soudain dans une pièce d'un seul coup.

 

Où il s’agit de donner de l’épaisseur à l’instant… le laisser battre en nous ! A la recherche des couleurs perdues des mille-feuilles et des framboisiers… à l’heure du thé… spongieux et croustillants... sur une terrasse ombragée… en surplomb d’une peinture en couleur profonde. Tu voyages par les mauves du moment quand tu te lèves d’après jouir… dans une chaise longue aux rayures crues... avec la joie du rose au carmin dans le défilé des ombres.

Table au jardin, Bonnard 1908

Table au jardin, Bonnard 1908

La grande terrasse, Bonnard 1918

La grande terrasse, Bonnard 1918

« Debout contre le figuier vêtu de guêpes une fois de plus tu têtes l’odeur sombre et sucrée dont les figues sont les gouttes, violettes, vert de gris, vert cru, un peu couilles à leur façon de pendre pleines et molles… jeunes on y allait s’y caresser et jouir, pour mélanger nos sucres aux sucres de l’air. » (L. Janvier)

 

A l’ombre d’un parasol aux rayures orange…

Portrait perso à la Bonnard

Portrait perso à la Bonnard

Et comme une rougissante et palpitante énigme en contrebas… ou en… contre plongée.

 

« Les premières se détachant avec précision en avant des rameaux plus lointains de plus en plus faiblement éclairés de moins en moins distincts entrevus puis seulement devinés puis complètement invisibles quoiqu’on pût les sentir nombreux s’entrecroisant se succédant se superposant dans les épaisseurs d’obscurité d’où parvenaient de faibles froissements de faibles cris… »

 

« Elle ne bougea pas toujours penchée en avant dans sa robe couleur de fruits de feuillages. Les branches remuèrent je pouvais voir ses jambes nues mais le reste du corps disparaissait dans les feuilles agitées de brèves secousses… »

 

Comme un papillon éployant soudain dans sa fuite ses ailes, à l’intérieur d’une envergure aussi soudaine qu’imprévisible… « la » faisant soudain apparaître… à notre regard qu’il faut aussitôt détourner ou noyer… dans la peinture. Argh ce fantasme du papillon qui ouvre ses ailes comme une nymphe ouvre ses jambes n’est pas  imputable qu’à l’homme aux loups de Freud ! Pour Didi-Huberman il faut y voir comme un savoir quant à l’image elle-même ! Toute empreinte d’une femme qui ouvre les jambes ne donne-t-elle pas justement sur le papier ou la toile, une image de papillon, avec le sexe pour partie centrale, comme on le voit dans certaines œuvres fameuses d’Yves Klein ou de François Rouan.

 

Lui qui voulait arriver devant les jeunes peintres de l'an 2000 avec des ailes de papillon.

 

Argh cette folie de… l’impalpable et sa fête oculaire.

 

Or Bonnard n’aime pas que peindre des jardins palpitant et papillonnant, il est aussi attiré par le… nu. Où il s’agît bien pour lui d’aller se noyer là-dedans. Se noyer dans ce corps si blanc sorti du paravent.

 

Alors il y a bien sûr Marthe, la femme et le modèle de toute une vie. Nue penchée, debout, courbée dans l’indifférence bleue verte jaune, dans la gouache l’huile le gras du fusain, nue de rose désir d’effroi à contre-jour, … nue au crayon, nue de la même nudité sans visage, du même visage incliné invisible caché… mais plus que nue…

Etude pour le "nu au miroir", Bonnard 1931

Etude pour le "nu au miroir", Bonnard 1931

C'est Guy Goffette qui a su le mieux en parler dans... "Elle, par bonheur, et toujours nue"

 

" Nue à demi enfilant ses bas... la jambe prête aux pires écarts...

Nue aux bas noirs sous la la lampe et plus que nue...

La tête prise dans l'écume des chemises (argh...) et livrée aux rougeurs...

Nue dans son bain longue sous l'eau verte...

Nue et cambrée, brûlant tout l'or du jour dans ses courbes...

Nue à toute heure et, jusqu'au dernier jour...

Nue, toujours jeune et gracile comme si le temps s'était arrêté pour elle...

Nue par bonheur, par Bonnard...

Une Marthe nue 146 fois peinte, Marthe 717 fois croquée nue dans les carnets, dessinée dans l'air, perdue dans les arbres, caressée dans l'eau... "

 

Et puis celles, s’accroupissant dans l’eau brûlante du tub, pour le regard de monsieur Bonnard… s’y ployant s’y agenouillant… y offrant d’un seul souffle l’échancrure vertigineuse des femmes... s'écartelant dans leur secret, cuisses et fesses béantes à l’abîme du désir... chair épaules chevelure, comme surgie de la nuit au-delà... offertes à la brosse et à la paume… 

Nu au tub, Bonnard

Nu au tub, Bonnard

Nu au tub, Bonnard 1918

Nu au tub, Bonnard 1918

Pour Huysmans ses nus font parfois songer aux boudoirs roses tapissées de glaces où des filles se complaisent à tromper leur nudité dans un bain d’incarnat.

 

« Bain », le mot est lâché !

 

Quelque semaines après son union tardive avec Marthe, son amante Renée Monchaty, une toute jeune femme, aussi blonde et languide que Marthe est brune et piquante, se suicide… dans sa baignoire… dit-on. Scène de noyade traumatisante. De cette année 1925 date le fameux thème des nus flottants dans… une baignoire.

Nu dans le bain, Bonnard 1936

Nu dans le bain, Bonnard 1936

Marthe immergée, horizontale, d’une rigueur cadavérique comme une gisante dans un sarcophage de faïence. Un linceul aquatique dans un cercueil d’émail où les chairs se pétrifient et se… dissolvent dans la couleur. C’est le syndrome de la perte à travers la liquéfaction du corps de Marthe.

 

Nue et iridescente… Nue interminablement dans l’eau !

 

« La femme dans la baignoire plie une jambe, soit un genou qui s’élève au-dessus de l’eau comme une montagne. Peau rosie, le genou poli rocher lisse luisant quelle pierre onyx ou quoi d’un rose délicat transparent le reste de la jambe ondulant invertébré sous l’eau couleur jade la tache brune du pubis se balançant au gré des remous paresseux de l’eau savonneuse… Il plonge son bras dans l’eau… Elle le regarde sans rien dire d’un air interrogatif amusé et goguenard la bouche légèrement entrouverte elle respire un peu plus vite ses yeux se voilent comme une taie soudaine sur le bleu émaillé des prunelles… la serviette éponge rose nouée en turban autour de sa tête se défait et tombe dans l’eau. Mouillée elle devient grenat foncé… se déploie au ralenti comme une sorte d’oiseau, ondulant battant lentement des ailes, d’un rouge presque noir. » (C. Simon)

Lovée dans sa baignoire comme dans une grande conque, ou un sarcophage, la femme aimée se dilue donc… dans des modulations de mauves et de gris… dans le bleu d’or des mosaïques. Comme une impératrice byzantine ou ravennate dans son mausolée.

 

La perspective du carrelage vacille… les couleurs flambent… la salle de bain s’embrase… tandis que le corps de Marthe macérant dans la baignoire se métamorphose jusqu’à perdre son enveloppe.

 

Les formes flottent… prêtes à se dissoudre sur la surface ondoyante d’un bain ou dans le tremblement lumineux d’un contre-jour. Cette dissolution est celle de la peinture. Bonnard ne veut plus de contours. Mais y renoncer c’est renoncer en fait à s’approprier le corps, c’est renoncer à la possession charnelle. Le voyeur jouit de ce qu’il ne possède pas… Il tient son corps à carreau… derrière sa fenêtre ou son portillon… perspectographe à la Dürer. Comme disait Montaigne il envoie sa conscience au bordel, et tient sa contenance en… règle.

 

Où il s’agit bien de « la » caresser du bout de son pinceau… mais aussi de la… poudrer.

Le cabinet de toilette, Bonnard 1932

Le cabinet de toilette, Bonnard 1932

Bonnard n’agresse pas les formes pour les plier à son désir comme Degas… il peint avec de l’ouate, comme on tamponne une peau échauffée par un cuisant soleil… Où il s’agit d’oindre… d’apaiser la douleur qui couve en secret. Par touches successives il tâtonne, flatte, bouchonne, frotte, essuie... ces pauvres écorchées vives. Lui-même se peignant avec ce masque de sang et de vermillon d’un visage comme dépecé de toute chair. Un rouge contre-jour pour mieux se... lâcher peut être.

Autoportrait, Bonnard 1938

Autoportrait, Bonnard 1938

Vingt-cinq ans auparavant il peignait « l’indolente ». Loin des bains aux couleurs vives, c'est une lumière jaunâtre qui prête à l’ensemble une teinte toxique et blafarde de soufre. Une peinture ocrée et bleutée... et déjà pour le peintre et poète Titus-Carmel comme un corps de noyée ramené sur la berge et reposant là… au bord d’un étang de draps défaits. Sur le lit, les ombres de la nuit se sont à peine dissipées. Elles moirent encore les draps de méandres et d’irisations comme à marée basse, les flaques de mer les sables de la baie. Tout autour volutes et vapeurs… une Chine d’arabesques et de tourbillons où se lovent dragons et couleuvres… la chambre frissonne de ces monstres. La nièce d’Alexandre Natanson (qui possédait le tableau) se souvient et raconte : « ma tante Olga, assise à sa coiffeuse… et en m’avançant vers elle, je n’osais lever les yeux à droite sur la personne écartelée en travers d’un lit saccagé ».

L'indolente, Bonnard 1899

L'indolente, Bonnard 1899

Allongée nue… les jambes écartées… orbites vides… le gros orteil semblant s’enfoncer telle une griffe dans la chair de la cuisse… la partie ombrée… comme en train de pourrir de l’intérieur… égratignures sur le buste. Le nu lascif se transformerait-il en scénario d’épouvante ? Dans une atmosphère moite et inquiétante… dans les volutes d’après l’amour. Le corps se dissout non dans une baignoire mais dans la touffeur d’une pièce comme s’il infusait en se lovant entre les plis des draps.

 

Distorsion des formes ! Bonnard déforme pour rendre visible. C’est un chasseur à l’affût du passage des formes (notant ses sensations dans un carnet jour après jour)… de cette réalité fugace portant la trace d’un bonheur léger comme un effluve de parfum. Pas de chair sans le corps volatil des odeurs... et des couleurs.

 

Les peintures de Bonnard ont la précision diffuse d’un songe.

 

« J’ai guetté longtemps, avant de me coucher, la chambre d’une femme vis à vis de laquelle j’avais soupé et qui paraissait très ayable. Sa porte était entr’ouverte, et j’avais quelque espérance de surprendre une cuisse ou une gorge. Telle femme, qui tout entière dans mon lit ne me ferait rien, me donne des sensations charmantes, vue en surprise…. Je suis tout à la sensation » (Stendhal).

 

Une sensation particulièrement intense. « Je suis parti avec un grand éblouissement et que j’ai gardé ».

 

Crépuscule phosphorescent, huile perso

Crépuscule phosphorescent, huile perso

Et moi, assis sur le grand escalier au Vigan, j’avais une vue plongeante sur le gigantesque magnolia aux feuilles luisantes sous la lune… sur les bambous serrés filtrant la lumière pâle… sur les allées de buis sombres aux petites feuilles qui épousent les doigts. Où l’œil descend au « jardin nombreux comme une forêt » rechercher « la fraicheur aux fontaines de feuilles »… ces fontaines où « teignant les bleuités… fermentent les rousseurs… amères de l’amour ». « On entend un bruit de soie déchiré. Sous l’arceau formé par les plis accumulés de l’étoffe sombre les fesses très blanches font une tache faiblement lumineuse fendue par une ligne sombre, estompée et bleu-noir »… ma main glisse lentement le long des fesses minces d’argent poli et sur leur sillon, une ombre d’argent terni… dans un papillotement fou de couleurs nacrées…

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