Un sauvage éperdu dans le rose

par Jean Michel Salvador  -  24 Mai 2018, 13:33  -  #Gauguin

Dans certains de ses autoportraits Gauguin se donne des oreilles pointues de satyre ou de faune, comme s’il était mi-homme mi-animal. Il se présente aussi comme un être massif et compact, le buste carré et large peint généralement en aplat avec une touche peu visible. « J’ai comme un besoin de lutte, de tailler à coups de massue ». Mais attention c’est un lutteur qui sait danser… il pratique d’ailleurs l’escrime. « Je viens de terminer une lutte bretonne que vous aimerez j’en suis sûr » écrit-il à son ami Schuffenecker en 1888… où il s’agit précise-t-il de voir sa toile comme… « un tableau japonais fait par un sauvage du Pérou ». Diable… voilà donc un premier portrait de l’artiste en faune lutteur mais… stylé (peut-être même un zeste maniéré).

Détail de l'autoportrait de Gauguin de 1888

Détail de l'autoportrait de Gauguin de 1888

Lorsqu’il envoie la même année son autoportrait à Van Gogh, il parle du sang en rut qui inonde son visage et précise que les tons en feu de forge qui enveloppent ses yeux expriment la lave de feu qui embrase son âme de peintre. Mais il se laisse aller en plus à quelques préciosités en disant que le dessin des yeux et du nez est semblable aux fleurs dans les tapis persans et que le petit fond de jeune fille avec des fleurs enfantines est là pour attester de sa… virginité artistique. Etrange personnage… il se balade alors dans Paris coiffé d’un grand bonnet noir d’Astrakan, vêtu d’une ample houppelande bleu sombre maintenue par des agrafes ciselées… sans oublier ses gants blancs cerclés d’argent aux poignets et bien sûr sa fameuse canne sculptée décorée de vahinés nues dont une plus grande en torsion arrière le ventre offert à la caresse de la main sur le pommeau. Gauguin aime alors se voir en grand seigneur magyar somptueux.

 

Dans l’autoportrait envoyé à Van Gogh, le regard est cependant fuyant et les yeux ont un dessin courbe inquiétant… Quant aux chairs bleuies, durcies au bleu de Prusse comme à une flamme de l’enfer, elles indiquent pour David Haziot que nous avons affaire à un fauve…  le jaune du fond évoquant même un léopard prêt à bondir… un léopard aux yeux obliques et au pelage tacheté de fleurs. Un prédateur donc… mais stylé. Et ce bleu de Prusse qui zèbre les ombres de chair, ce cerne sombre est comme un infracassable noyau de nuit…  extrêmement dur… au cœur d’un moi ténébreux forgé par les épreuves… comme celle, originaire, de la mort de son père lorsqu’il a 3 ans au bout du bout du monde… près du détroit de Magellan.

 

Son visage ne sera en fait jamais suffisamment farouche et exotique… à ses yeux. Il ne cessera sa vie durant de souligner avec fierté son profil inca alors même qu’il hérita probablement son nez fort plutôt du Gâtinais.  Mais sa  mère était bien de sang-mêlé, descendant des Tristan y Moscoso venus au Pérou avec Pizarre. « Que ma mère était gracieuse et jolie quand elle mettait son costume de Liménienne, la mantille de soie couvrant le visage et ne laissant voir qu’un seul œil : cet œil si doux et impératif, si pur et caressant. » Et l’on aimait raconter que dans les veines du richissime oncle Don Pio coulait le sang du dernier roi aztèque. Enfant Gauguin passa cinq ans à Lima… une ville tropicale bornée d’un côté par l’aplomb vertigineux de la Cordillère et de l’autre par les roulis inlassables du Pacifique... vivant dans un palais colonial datant des conquistadores… où des oiseaux dressés lançaient leurs trilles dans des patios décorés de mosaïques et d’arbres en pot… des orangers bien sûr… prémonitoires des oranges surchauffés de ses toiles.

Détail de "Te pape nave nave", Gauguin, 1898

Détail de "Te pape nave nave", Gauguin, 1898

Une enfance dans les couleurs chaudes. Le Pérou est peut-être le pays d’origine des rouges de Gauguin, de tous ses rouges triomphants. Mais outre les saints polychromes et bariolés des églises baroques il se souviendra également de tous ces objets que son grand-oncle collectionnait… ces étranges céramiques de terre cuite peinte des indiens précolombiens… son effroi devant les couteaux sacrificiels en métal. Gauguin fut fasciné de retrouver au palais du Trocadéro une momie péruvienne de la vallée de l’Urubamba… recroquevillée et ligotée dans une position fœtale. Qui n’a d’ailleurs pas été impressionné petit jusqu’à en cauchemarder par sa reprise par Hergé sous les traits de Rascar Capac dans « Tintin et les sept boules de cristal ». Petit… Gauguin sculptait sur des manches de poignard des tas de petits rêves incompréhensibles.

 

Selon Eric Alliez, Gauguin considère en quelque sorte que la couleur doit être élevée à de hautes températures… comme une matière qu’il faut traiter par cuisson… ou durcir au bleu de Prusse comme à une flamme de l’enfer. Pour obtenir des tons ardents et basanés… des rouges calcinés… des teintes irradiantes… ou encore des bronzes verdâtres mêlés de cuivre et d’or pour les corps de ses vahinés… une couleur opulente et lourde qu’il déposera  avec sa louche de fondeur en de beaux aplats bien découpés. « Pourquoi hésitais-je à faire couler sur ma toile tout cet or et toute cette réjouissance de soleil ».  Peignant en 1897 Vairumati, la vierge élue des dieux, en une fascinante icône sur un autel en bois doré ductile, reposant sur une terre aussi voluptueusement érubescente que le lit luxurieux de la mort de Sardanapale. Le paradis en rouge et or.

"Vairumati", Gauguin, 1897

"Vairumati", Gauguin, 1897

A propos de son tableau « l’homme à la hache » Gauguin écrit que les longues feuilles serpentines d’un jaune de métal qui ressortent sur le sol pourpre forment tout un vocabulaire oriental… elles sont comme « les lettres d’une langue inconnue et mystérieuse ». Dans les ruisseaux des tropiques il s’enchante littéralement des formes en or qui flambent dans le courant. Il aime les arabesques qui se faufilent dans la masse vivante de la couleur… avec toujours cette idée sous-jacente de matière-énergie très éloignée de l’atmosphère impressionniste et de son culte de la saisie du motif et de l’instantané visuel.  Une couleur matière qui doit d’abord passer par l’enfer de nos pensées. Toute une fonderie cérébrale gît dans le creuset de nos rêves ! Gauguin… bien plus symboliste que naturaliste (et surtout pas impressionniste) rumine ses toiles… C’est en rêvant sombrement dans son lit et dans le noir qu’il a l’intuition de la part d’inconscient qui réside dans toute œuvre d’art. « Voyez une grosse araignée dans une forêt sur un tronc d’arbre… sensation terrible... il n’y a pas de raisonnement qui tienne devant cela. » C’est donc bien là qu’il faut aller forger les couleurs… dans notre fond sauvage où rampent les tarentules…

"L'homme à la hache", Gauguin, 1891

"L'homme à la hache", Gauguin, 1891

Il se représentera en 1889 la tête tranchée, comme décapitée, dans une sculpture en céramique. Un pot autoportrait en forme de grotesque… où sa tête difforme de « sauvage » s’expose au supplice du grand feu comme en un rêve fauve prémonitoire. La pièce est couverte d’un épais émail brun et gras… le cou maculé de giclées rouge sang. L’œuvre n’a pas d’oreilles… il y a comme une dépression à leur place (il est probablement tiraillé inconsciemment par la culpabilité d’avoir tué Van Gogh). Cette tête, il l’enverra en présent à Madeleine… la jeune sœur d’Emile Bernard dont il est éperdument amoureux… mais qui est intouchable. Cette figure calcinée par son passage en enfer est révélatrice du caractère sauvage du bonhomme, mais dans « la nature morte à l’estampe japonaise » il reprendra le pot-tête pour en faire un… vase aux fleurs brûlées face à un bouquet somptueux aux corolles en fête, le tout sur un fond rose et jaune vifs… Une ambivalence de style pour le moins détonnante.

"Nature morte à l'estampe japonaise", Gauguin, 1889

"Nature morte à l'estampe japonaise", Gauguin, 1889

Mais faut-il outrer la couleur comme le souhaitait Van Gogh ? Gauguin la veut grave, loin des coquetteries de la ligne qui, elle, peut… serpenter (toujours cette ambiguïté de sauvage stylé). « Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture ». Il recherche d’emblée le compact, la matière, la terre. Ses arbres sont lourds, ni la lumière ni l’air ne les traversent. Où il s’agit d’outrer les couleurs tout en les étouffant ! En fait on a parfois l’impression que son art « sourd » de quelque magma où il aurait été emprisonné. Comme un métal en fusion souterrain qui s’étalerait sur la toile avant de s’y solidifier. Il se fabrique d’ailleurs des toiles pleines de nœuds et de rugosités à l’aspect terriblement frustre. Gauguin en fait ne les prépare pas, afin de jouer des aspérités de leur texture grossière… conférant ainsi aux tableaux un peu de la rudesse de ses céramiques. Il casse la touche en la dissimulant dans la granularité. Où il s’agit de ramener le monde à une immense rétine rugueuse et tactile. Et Gauguin, bien sûr et contrairement à Van Gogh, déteste les empâtements… il lui faut plutôt de bonnes couches bien brutes, des coulées de lave… granuleuses.

Détail du grain d'un autoportrait de Gauguin

Détail du grain d'un autoportrait de Gauguin

C’est en abandonnant la touche cézanienne de ses débuts qu’il va trouver sa voie avec… une technique de compartimentage aux traits simplifiés. « Un tracé en dehors pour une coloration violente et arrêtée rappelant le japonisme ». Dans chacune des zones cernées par les entrelacs du dessin il étale une couleur lourde sans qu’elle se mélange et n’attente aux couleurs voisines. Où il s’agit de ne saisir dans le dessin que ce qui est essentiel et de remplir les surfaces cernées de tons simplifiés. Comme un puzzle ou un patchwork. Le mot que l’histoire retiendra c’est celui de cloisonnisme.  

 

Voilà le langage pictural qui sied à Gauguin. Et il faut l’écouter quand de façon surprenante il se fait philologue… « Dans les langues d’Océanie, à éléments essentiels, conservés dans leur rudesse, isolés ou soudés sans nul souci du poli, tout est nu et primordial. Tandis que dans les langues à flexions, les racines… disparaissent dans le commerce journalier qui a usé leur relief et leurs contours. C’est une mosaïque perfectionnée où l’on cesse de voir la jointure des pierres, plus ou moins grossièrement rapprochées, pour ne plus admirer qu’une belle peinture lapidaire ». Où Gauguin est bien à la recherche d’une écriture brute et mystérieuse, faites de blocs parfaitement ajustés comme les murs incas de Cuzco.

 

C’est sur des vases en grès qu’il a commencé à cerner et cloisonner ses aplats. Comme à la recherche d’un maillage en vitrail embrasé à la lave de feu.  Ses cloisonnés rappellent bien sûr les émaux comme les vitraux médiévaux ou encore les découpages japonais… ils ne sont pas réalistes mais bien symbolistes... ils n’ont d’autre sujet que l’apparition comme telle. Il s’agit bien comme le dit Eric Alliez d’en finir avec l’œil sans cerveau impressionniste.

 

Une apparition bien souvent brute comme ce fameux Christ jaune… une toile qui reprend l’art médiéval chrétien le plus archaïque. Ecoutons Mirbeau : « dans la campagne toute jaune, d’un jaune agonisant… un calvaire de bois mal équarris… le christ tel une divinité papoue, sommairement taillé… le christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. » Il y a bien dans cette œuvre un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d’imagerie gothique… tout un symbolisme obscur et subtil. A l’origine de ce Christ Jean Luc Coatalem nous rappelle pourtant qu’il y a bien pourtant un Jésus en pagne, un drôle de totem tenant du fétiche et du hibou cloué… au teint ivoirin (il a même l’air d’un inuit avec ses petits yeux), aux jambes étirées comme par une terrifiante machine, avec des coulures de sang… Il se trouve à Pont Aven au fond de la nef de la chapelle de Trémalo.

"Le Christ jaune", Gauguin, 1889

"Le Christ jaune", Gauguin, 1889

Sous les tropiques il recherchera des apparitions païennes plus inquiétantes. Dans les « Paroles du diable » l’animalité de l’arbre est soulignée par des hachures rouge-rose faisant apparaître la forme d’un œil. La vahiné semble cernée par des formes sinueuses, sombres ou éclatantes… qui sont comme la déformation monstrueuse (dans un écho à la Munch) de l’inquiétant masque ovoïde du diable à ses côtés. Dans « l’esprit des morts » Gauguin nous livre une vahiné nue sur sa couche outremer ornementée de larges fleurs jaune citron… les yeux écarquillés par la terreur. Un peu plus loin dans le fond on entrevoit le tupapau, avec son capuchon noir… noyé dans la grasse obscurité d’une nuit de pourpre et de bleu, agitée de vagues plus ou moins sombres, et constellée de fluorescences électriques.

"Paroles du diable", Gauguin, 1892

"Paroles du diable", Gauguin, 1892

"Manao Tupapau", Gauguin, 1892

"Manao Tupapau", Gauguin, 1892

Les spectres ont dû hanter les nuits de Gauguin. La puissance nocturne de ses gravures encrées de noir et où seuls les contours incisés sont en clair est stupéfiante. Dans « L’univers est créé », une femme nous tourne le dos tandis qu’émergent de la mer des idoles et des poissons aux yeux sans pupille... Et puis il y a cette Oviri, sauvage déesse, mi fétiche inca mi fœtus que Gauguin tire des limbes de l’imaginaire tahitien pour la lancer à la face de la vieille Europe décadente. Choc des cultures… Et l’on se demande ce qui peut bien venir absorber cette fille de riche colon qu’est Vaïté Goupil ? Enfant au regard fixe, spectre au visage crayeux, étrangement impénétrable… sur un fond mi rose mi violet foncé, celui-ci comme une ombre mystérieuse et coulante… petite voyante au regard perdu dans sa rêverie… dans la fantasmagorie du rêve étrange qui l’habite.

"L'univers est créé", Gauguin, 1894

"L'univers est créé", Gauguin, 1894

Portrait de Vaïté Goupil, Gauguin, 1896

Portrait de Vaïté Goupil, Gauguin, 1896

Sur une autre toile des roses en forme de flammes partent du bas de la toile et semblent attaquer deux vahinés à coups de sabre rose. Où il s’agit de succomber aux enlacements graphiques et au charme enveloppant de leurs volutes… de jouir dans un inextricable foisonnement d’un prodigieux lacis de formes enchevêtrées... d’ondulantes et langoureuses contorsions. La ligne va puiser dans la vitalité inorganique des puzzles d’aplats surréels, une puissante animalité, sinueuse, massive, végétale. Là des arbres verts et titanesques... l’entrelacs de leurs racines bleu-nuit est tentaculaire… l’un d’entre eux devient un monstre marin aux branches bras chargées d’électricité…. La rivière est comme un magma bleu nuit bordée de verts spongieux et de branches torses. Tout un bosquet aux troncs sinueux que scande bien sûr la… fente crépusculaire.

'Près de la mer", Gauguin, 1892

'Près de la mer", Gauguin, 1892

Détail de "D'où venons nous, que sommes nous, où allons nous?", Gauguin, 1897-98

Détail de "D'où venons nous, que sommes nous, où allons nous?", Gauguin, 1897-98

Mais il est bien connu que l’apparition qui fascine totalement Gauguin c’est bien sûr… la Femme ! Dans son royaume d’arabesques et d’entrelacs la ligne qui serpente épouse parfaitement d’un mouvement tumultueux et souple le modelé de son corps.

Parfois sur un mode obscène et animal, comme dans ses bois sculptés du type « soyez amoureuses vous serez heureuses » qui renouent avec les grotesques sculptés de l’art roman. Des ondines de dos sont plaquées sur l’eau, leurs visages s’étirent démesurément… leurs mâchoires deviennent des museaux. Les corps sont patinés de couleur ambrée comme ses futures vahinés. A caresser chaque jour !... Il blasonnera sa fameuse maison du jouir aux Marquises avec ces mêmes femmes nues… comme taillées à la serpe dans un style primitif et rugueux... mais si ondoyant… à polir et repolir chaque jour.

"Soyez mystérieuses", Gauguin, 1890

"Soyez mystérieuses", Gauguin, 1890

Il y aussi la femme plante, monumentale, insouciante et nue, bien arrimée sur son piédestal de roches noires… idole voluptueuse et solaire… au déhanchement digne d’une sculpture de Borobudur. Où Gauguin nous plonge dans l’expression primitive des formes. Lourde et sculpturale géante, cette femme est d’une animalité ignorante des frontières entre génitalité et végétalité. Nous sommes en 1892 et il faut imaginer l’énormité de ce qui ainsi montré à la vieille Europe, y compris les poils pubiens noirs. Gauguin peindra aussi une Eve exotique au sexe sans poils comme dans la statuaire hindoue, aux grandes lèvres bien dessinées et bien visibles... mais elle ressemble de façon troublante à sa mère Aline, ou tout du moins au portrait qu’il fit d’elle… jeune presque adolescente sur un fond jaune intense.

Eve exotique, Gauguin 1890

Eve exotique, Gauguin 1890

Portrait d'Aline Gauguin, 1890

Portrait d'Aline Gauguin, 1890

Et puis il y a ces formidables tahitiennes qui me fascinent… debout et nues… d’un superbe brun vert… telles deux blocs monumentaux de pierres volcaniques… devant les bleus saturés de la mer et du ciel… et cette plage aux incroyables roses bleutés ou rougeoyants… et ce jaune vif du sable qui explose à leur pieds… furieux comme le désir.

"Deux tahitiennes sur la plage", Gauguin, 1892

"Deux tahitiennes sur la plage", Gauguin, 1892

Déjà bien avant son départ pour les tropiques, dans « la vision après le sermon », Gauguin peignit des bretonnes monumentales et sculpturales à la manière des primitifs du Moyen-âge ou à la façon de l’Egypte antique… Un dessin japonisant avec des zooms et des hors champ à la Degas. Les coiffes et les grands cols blancs se rabattent sur le rouge violent du fond… enveloppant les visages… des sortes de masques (des casques monstrueux selon Gauguin lui-même)… les femmes sont comme retirées à l’intérieur d’elles-mêmes. A gauche, avec des lèvres d’un rouge aussi vif que le terrain de la lutte, peut être et même sans doute… Madeleine. C’est une lutte de l’esprit contre la tentation de la chair, c’est le tourment que ressent Gauguin devant ses lèvres si sensuelles. Où il s’agit de sublimer la résignation à la chasteté. Durant son séjour à Pont Aven en 1888 nombre de ses toiles seront d’ailleurs embrasées de rouge… et comme dédiées à cette Madeleine que l’artiste dévorait des yeux.

"La vision après le sermon", Gauguin, 1888

"La vision après le sermon", Gauguin, 1888

Mais c’est bien sûr la vahiné de Tahiti et des Marquises qui fascinera notre peintre. Des femmes aux membres pleins et ronds. « Si maigre que soit leur bras il est toujours d’une ossature peu visible, souple et joli de lignes (et non ganté jusqu’au coude comme le sont les bras maigres archi coudés des européennes du nord). La jambe depuis la hanche donne une jolie ligne droite… la cuisse est forte mais… rondes ». Des membres arrondis qui ont de la tenue, des contours suaves et gracieux, une peau veloutée comme celle de la pêche, et cette couleur incroyable… d’un brun vert légèrement dorée. Une fille au torse cuivré, avec des reflets d’olive pour Segalen. Des chairs ambrées et onctueuses avec leurs parcelles dorées au soleil.  Argh… l’or de leurs corps, exotique et pictural, corporel et chromatique relève de la jouissance tout autant que de la peinture.

 

Comment ne pas craquer devant tous ces corps offerts à l’œil et au sexe : Gauguin ne se lassera jamais de les peindre et de les… prendre (la liberté sexuelle du Tahiti primitif était encore un peu là). Les vahinés, parfumées au monoï, disant par la fleur à l’oreille (blanche ou rouge) ce qui se suggère bien mal en murmures brouillons. Mais la femme maorie est plus inquiétante qu’il n’y parait aux yeux de Gauguin : « Chaque fillette est dès avant la puberté déflorée par toute la population masculine de l’endroit à une date déterminée. » et « Je la connais pour avoir remarqué une matière cornée qui remplissait l’antichambre. ». Des expertes… « Il faut vous dire que les indigènes mâles, arrivés à l’état adulte, subissent en guise de circoncision une véritable mutilation qui laisse comme cicatrice un énorme bourrelet de chair, propice à de délicieux moments. » (les marquisiens pratiquaient la supercision). Sexuellement mieux conformés, « membrés comme des hercules », pour Buisine il s’en faudra toujours au moins d’un sexe pour que Gauguin soit un vrai primitif polynésien. Il se souviendra particulièrement amèrement du jour où une vieille glissa la main dans son pagne, palpant son sexe avec une grimace de dégoût.

 

Il y a par ailleurs un côté androgyne dans certaines de ses vahinés et il prend plaisir à peindre de beaux jeunes hommes aux dos dorés et nus. L’absence de poils, la fluidité féminine des contours de leurs corps sans musculature saillante attirent visiblement notre bonhomme. « Toi qui aime les beaux hommes ils ne manquent pas ici, bien plus grands que moi et membrés comme des hercules. » écrira-t-il.

"Le pauvre pêcheur", Gauguin, 1896

"Le pauvre pêcheur", Gauguin, 1896

Il offrit à la Femme un trône à sa mesure... dans le portrait d’Anna la javanaise qui fut un temps sa compagne à Paris. Elle posa complètement nue pour lui, assise telle une reine dans un grand fauteuil de bois noir aux coussins bleus, une niche de saphir aux accoudoirs d’ébène, ses pieds croisés reposant sur un coussin vert sombre fleuri. … une nudité au galbe menu dans un fauteuil exotique sous le rose vif charnel du mur… une idole impavide sertie du bleu onirique de l’océan et de l’ocre saumon enchanteur de la grève à marée basse. Dominatrice sans honte… elle ne porte que ses anneaux aux oreilles et laisse pendre sur les accoudoirs ses très belles mains aux doigts longs et relâchés dont on imagine les caresses. Un corps de bronze assourdi qui offre frontalement au spectateur le triangle noir de son pubis. Anna, les poils pubiens à l’air et une petite guenon au poil orangé à ses côtés sur un sol violet et jaune, avaient une nouvelle fois de quoi choquer la vieille Europe…

"Annah, la javanaise", Gauguin, 1893

"Annah, la javanaise", Gauguin, 1893

Gauguin ne recourra que rarement aux chocs de deux couleurs complémentaires pour faire rugir ses toiles. Pas d’explosion orgiaque de la terre violette pour un ciel jaune de chrome comme chez Van Gogh : il s’agit de faire jouir les yeux par une douceur enveloppante une suavité en rose et bleu ou encore en vert et rose lilas. Dans le « Paysage aux paons », le tableau fait la roue… une orgie de couleurs, une bacchanale, un kaléidoscope. Alors bien sûr il use parfois des complémentaires comme dans « la femme à la mangue » (Teha’amana) de 1892, où  le bleu violacé de la robe, missionnaire comme il se doit (Gauguin peste contre le puritanisme venu étouffer la nudité de ses vahinés), résonne puissamment avec le jaune de chrome intense du fond couvert de fleurs de tiaré d’un blanc éclatant. Mais le visage imposant, au front majestueux de déesse… à la lèvre moqueuse et sensuelle, au regard tourné vers un horizon invisible… est comme taillé dans une pierre sombre. Et il sourd si bien du violet que dans le germe des areois (te aa no areois) seuls quelques palmiers jaunes viendront éclairer le fond bleu violet sur lequel se détache Vairumati, sculpturale et monumentale… toujours dans ces brun vert sombres rehaussés d’ocre d’or. Sans oublier bien sûr cette grappe de pétales roses dionysiaques qui vient rehausser le tout.

Détail du "germe des areois", Gauguin, 1892

Détail du "germe des areois", Gauguin, 1892

S’il utilisa à ses débuts le bleu vert orangé de Cézanne et sa touche oblique, c’est lors de son séjour à la Martinique qu’il apprendra, dans des formes dentelées et pas encore cernées, à jouer du violet rose dans une prodigieuse gamme de verts plus ou moins profonds. Revoit-il alors les couleurs et les lumières de l’enfance ? La gamme sera cependant froide et sombre. Il a senti en fait ce que la roche martiniquaise issue des ténèbres souterraines du volcan a de vivant et d’angoissant. Il va laisser une sourde dissonance de violets affleurer sous le vert âpre des herbes et des fougères monstrueuses. Ces nuances violacées sur les rouges et les bruns donnent à tous les verts un contrepoint menaçant comme le son des contrebasses dans un orchestre. C’est le flamboiement souterrain des violets et des rouges volcaniques éteints sous le vert brillant du sol… Tandis qu’au loin des nuages bleu violacé, restes d’orage, sont déchirés d’un zeste d’or…

Détail de "Paysage de Martinique", Gauguin, 1887

Détail de "Paysage de Martinique", Gauguin, 1887

Aux îles Marquise ce seront des roses encore plus denses, lourds et voluptueux qui résonneront avec le vert bronze du feuillage. Certaines îles aux volcans abrupts mais éteints que biffent les nuages bas et les vallées à la lourde végétation capiteuse offrent à l’œil de hautes falaises de roches sombres violacées… du basalte habillé de vert… des falaises qui tombent à pic dans les profondes eaux marines qui les frangent d’écume. Ailleurs la lave pétrifiée moutonne en dos ronds… comme d’énormes animaux antédiluviens aux allures de sauriens. L’association Tahiti-Marquises ce sera le fond en violets et verts crus et le sol en… rose violacé. Un sable, gris dans la réalité, qui deviendra rose sur les toiles de Gauguin. En 1902 il peindra des cavaliers sur une plage surréaliste à Hiva Oa… tous montés à cru, chevauchant à même le rose vif et le mauve. Un hommage à Degas… du sable rose avec quelques hachures de bleu ciel… comme sur des nuages… un monde sans entraves où des démons en capuche vous accompagnent on ne sait où.

Un sauvage éperdu dans le rose
"Cavaliers sur la plage", Gauguin, 1902

"Cavaliers sur la plage", Gauguin, 1902

Et c’est le cuivre des corps nus qui viendra taquiner en complémentaire les bleus et les roses. Dans le fameux « tu es jalouse ? » deux femmes s’abandonnent au soleil sur un fond rose éperdu. L’eau de la rivière, une étonnante composition de formes colorées purement abstraite, est une pure divagation de leurs esprits. Argh… comment résister à l’appel des jeunes seins durs d’une des vahinés… deux boutons qui pointent drues à la poitrine. L’un comme un bourgeon… « mignonne allons voir si la rose qui ce matin avait éclose »… ressort d'une nappe de rose, aux multiples nuances, de l’orangé au rouge. Diable… me fait penser à ce régime de bananes drues rubescentes dans «le repas » de 1891.

Erotique perso à la Gauguin

Erotique perso à la Gauguin

Détail de "Tu es jalouse?", Gauguin, 1892

Détail de "Tu es jalouse?", Gauguin, 1892

Rappelle aussi ses « seins aux fleurs rouges ». Alors il y a le double portrait à mi-corps qui porte ce titre mais aussi « la cueillette des fruits » où l’on retrouve la même vahiné parmi d’autres personnages… debout et vous fixant du regard dans quelque sous-bois ombragé donnant au fond sur une trouée de lumière solaire… un jaune de chrome vif fait vibrer le tableau et embrase tout. Une toile qui vous explose à la figure. Juste sous ses seins nus, un plateau d’offrandes plein de matières rouges… la fleur promesse, évanescente comme son parfum, pas toujours tenue… ou le fruit qui se mange, se dévore, se savoure, se suce comme les seins ou le sexe de la vahiné. Allez savoir…

Détail de "la cueillette", Gauguin, 1899

Détail de "la cueillette", Gauguin, 1899

Mais comment finir ce texte sur Gauguin sans évoquer Tohotana la compagne du sorcier Atuona… à la longue chevelure rousse ambrée… Une reine aux cheveux roux qui envoûta Gauguin. « Contes barbares »… un tableau magnifique… lumineux et doux... ses regards, les corps des vahinés... ambrés et magnifiés par le bleu violet du fond... tout un peuple de fleurs roses et blanches. Sur le côté le vieux complice de Gauguin, Meyer de Haan, avec ses yeux verts de fauve et les ongles de ses orteils transformés en griffes. A force de méditer plutôt que de jouir de la vie, l’homme se déshumanise et devient animal...

 

Un champignon au premier plan... comme une invitation érotique et hallucinogène…

Erotique perso à la Gauguin

Erotique perso à la Gauguin

"Contes barbares", Gauguin, 1902

"Contes barbares", Gauguin, 1902

Tohotana c’est aussi et surtout la femme à l’éventail… si belle... que les accoudoirs en rougissent encore.

"La femme à l'éventail" Gauguin, 1902

"La femme à l'éventail" Gauguin, 1902

Alors voilà au bord du lagon et de son récif corallien… face à la houle déferlante…

 

une houle émeraude… la grève rose saumon… un canot bleu violet.

 

Où le désir prend sa source dans les amples replis marins d’un paréo comme frangé… d’écume blanche…

 

Nous prend alors comme une envie d'exulter dans les aplats citron vif et les roses orangés rutilants.

 

Entendez-vous comme un son tonitruant de trompette.

 

Quant à Gauguin, cet "œil insatiable en rut de la terre" selon Alliez, une fois son cercueil descendu en terre, il aura fini par rejoindre sa chère roche volcanique et rouge.

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