Des carreaux et des pois I : Mondrian

par Jean Michel Salvador  -  28 Août 2018, 15:19  -  #Mondrian

"Je remarque que tous les sites qui me parlent durablement ont sous leur diversité un schéma... géométrique. Sans un tel substrat mathématique, aucun paysage ne devient un objet de plaisir artistique" ... Nietzsche

Mondrian, composition losange de 1938

Mondrian, composition losange de 1938

Mondrian décida au début du siècle dernier de penser la « vision » comme une totale abstraction… écartant les formes courbes et les couleurs variées du monde, au profit de ce qui était selon lui l’essence du réel en peinture… une sorte d’idéal « platement » géométrique de couleurs primaires « pures »… une orthodoxie de l’orthogonal poussée « carrément » à l’extrême. Le peintre n’utilisera plus à la fin que le blanc, le rouge, le jaune et le bleu, dans des aplats rectangulaires cernés et cadrés de lignes droites et noires d’épaisseur variable… dans un jeu de permutations infinies… qui se voulait cérébral mais qui finira par devenir très populaire. Ce sera d’ailleurs la hantise de peintres tels que Josef Albers  (qui explora quant à lui les effets de couleurs dans des châsses de carrés emboités) de voir leur œuvre passer plus pour un jeu illusionniste de foire où l’on dupe le spectateur plutôt que participant d’une science de la perception des couleurs et de leurs interactions. 

Les compositions qu’orchestra Mondrian sont comme les opus d’un art absolu. Il se soumettra à une ascèse rigoureuse, pure et dure, pour mettre à plat la… Chose, écraser la figure sur le fond en ajustant sa toile à une grille. Passant le réel au tamis pour n’en garder que quelques facettes. Le blanc lui sert d’harmonique majeure tandis qu’une portée de lignes noires orthogonales vient tramer et quadriller le champ du tableau comme pour laisser à nu une mystérieuse infrastructure porteuse… Il joue alors dans les intervalles des couleurs primaires… qu’il confine avec parcimonie dans des espaces stricts et bien séparés. C’est qu’il ne s’agit surtout pas de se perdre dans l’excès de couleurs ! Et bien sûr les primaires ne doivent pas se toucher haha! Que ne ferait-on pas pour jouir de sensations impossibles, lointaines… espacées. Il est bien connu que la pudeur puritaine ne tient les corps à distance que pour mieux allumer en retour un érotisme déplacé… «spirituellement» vertigineux. Comme une aspiration à la grâce et à la perfection de formes incorruptibles. Il est d’ailleurs tentant de faire jouer la clé calviniste pour dire que Mondrian, en bon fils de pasteur, s’efforça d’équilibrer la tension entre l’attrait coupable et hédoniste pour la couleur et la passion pour le noir cher au chromoclasme protestant… Rappelons que Luther voyait le rouge comme la couleur par excellence de la… putain (argh où il s’agit encore et toujours de… l’imbécillité de la religion).

Mondrian, composition de 1937

Mondrian, composition de 1937

On notera au passage que de même qu’il aura réduit à presque rien les éléments de structure de sa peinture il réduira la signature de son nom à deux initiales géométriques, évitant l’épellation du nom entier et le caractère personnel du paraphe... comme à la recherche d’une « oblitération » de soi... derrière des lignes orthogonales.

 

Mais donc souhaitant tout de même conserver dans le fond comme le reste d’une figure colorée… le désir d’un ultime clignotant… plus ou moins vif. Où il lui faut cadrer le jaune de noir afin qu’il soit plus brillant et lumineux ou bien laisser au contraire le rouge côtoyer le blanc pour qu’il apparaisse moins éclatant et par conséquent plus rouge. Car pour ses « harmoniques » Mondrian se soumet aux préceptes du chimiste Chevreul et à sa fameuse loi du contraste simultané de 1839: mettre du noir à côté d’une couleur c’est en abaisser le ton alors qu’inversement un ton semblera d’autant plus saturé qu’il sera moins lumineux… c'est-à-dire juxtaposé à du blanc.

 

Mondrian rejettera également les couleurs vers la périphérie de ses toiles carrées, pour mieux contrecarrer sans doute le fait que le regard cherche « naturellement » à se focaliser au centre. Où il s’agit de dénier l’importance de ce dernier pour mieux laisser s’échapper le regard… afin que l’œil puisse partir au loin… halluciner. Où bien peut-être est-ce plutôt parce que le centre serait trop aveuglant (cela nous rappelle Turner). Alors souvent chez Mondrian, une surface de couleur minime suffit à nous faire perdre l’œil…. une simple fente rouge près du bord… c’est étonnant et étrange à quel point des choses si simples peuvent nous fasciner… mais qu’est-ce donc que cette préférence que nous pouvons avoir pour le regard en coin face à l’aveuglement du centre… Argh que l’on aime jeter un « simple » coup d’œil sur la Chose !

Mondrian, composition 1922

Mondrian, composition 1922

Alors bien sûr c’est une peinture excessive jusqu’à l’excès qui finit parfois par nous irriter… Mondrian fait ses gammes de façon obsessionnelle… créant des séries numérotées et sans fin...  jouant encore et toujours des permutations et… point… barre.

 

Où il s’agit visiblement pour Mondrian de se consacrer totalement à l’angle droit. Dans une orthodoxie comme platonicienne. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre »… L’invisible y est la règle dans tous les sens du terme… Et nul aboli bibelot aux courbes obscènes ne doit venir ici polluer notre esprit. La rectitude géométrique tue dans l’œuf le moindre tourbillon susceptible de nous entraîner vers d’imprévisibles rencontres.

 

Mais alors que diable se trame-t-il donc sous ces carreaux hollandais? Les vitres si transparentes des honnêtes gens des cités protestantes ne nous cachent-elles rien? S’agit-il de faire une croix sur quelque chose ? Car si le hollandais Vermeer encageait la femme dans une boite, avec au sol un dallage  orange et bleu, sur le côté une fenêtre aux carreaux opaques ou blasonnés et dans le fond un mur rapproché et surélevé, Mondrian quant à lui, la fait totalement disparaître sous son grillage qui ne laisse que quelques carreaux vifs et nets… trop propres pour être honnêtes…

 

Or sur une gouache de 1895 ne voit-on pas de façon prémonitoire quelques carrés de linge sécher au soleil... avec en plus au sol des bûches de bois sur lesquelles nous reviendrons. 

Ferme avec linge et... bûches de bois, Mondrian, gouache de 1895

Ferme avec linge et... bûches de bois, Mondrian, gouache de 1895

Alors tout cela fonctionne un peu comme lorsque Claudel nous raconte qu’un jour il se sentit attiré ou pour mieux dire happé par un petit tableau qui se cachait modestement dans un coin à l’autre bout de la salle où il se trouvait. « … ce qui m’avait fait tressaillir à distance… c’était là ce petit point vermillon et, à côté, cet atome de bleu, un grain de sel et un grain de poivre ». Où la dentellière de Vermeer s’éclipse derrière un travail de… peinture. Des fils à coudre de… peinture. On en revient à l’ascèse au travail chère aux protestants… faire les choses méticuleusement… faire bien les choses plutôt que faire le bien… être conduit sur le chemin d’une vie quotidienne scrupuleuse. Les scrupules chez les romains étaient des petites pierres pointues… chez Mondrian ce sont des rectangles aux couleurs tranchées et aux angles bien droits.

 

Où il s’agit d’épurer à l’extrême les choses pour se protéger d’un surgissement fantasmatique intempestif… le plaisir coupable des courbes et des rotondités. Il faut bien voir qu’à une certaine époque Mondrian se passionnait pour les arbres. Peignant des sous-bois… des rangées de troncs… en laissant bien sûr briller dans leurs intervalles le fond : une rivière ou du linge haha. Et c’est dans un véritable effeuillage, qu’il dessina sans relâche l’entrelacs d’une magnifique ramure d’arbre… façonnant, taillant et traçant au couteau dans les gris le fouillis de ses branches. Comme un sexe de femme griffu où la couleur semble s’être perdue dans les dessous. Une brillance étouffée entre les lignes. Est-ce donc cela qu’il a fallu effacer pour de bon ? Ou bien ces entrelacs de lignes noires n’ont ils jamais cessé de l’inquiéter.

Sous-bois de Mondrian, 1902-05

Sous-bois de Mondrian, 1902-05

L'arbre argenté de Mondrian, 1911

L'arbre argenté de Mondrian, 1911

Trop propres pour être honnêtes disions-nous de ces carreaux de peinture. Peints avec un soin méticuleux… typiquement hollandais. Chaque matin, nous rappelle Jean Frémon, c’est avec grande précaution que Mondrian taillait les crayons dont il s’était servi la veille… observant avec plaisir la formation des petites guirlandes dentelées. Il s’efforçait de ne pas les briser prématurément, faisant pour cela tourner le crayon avec délicatesse dans l’orifice du taille-crayon. Argh sacré Mondrian ! A la recherche de… la dentellière de ses rêves ! Le crayon bien astiqué… présentant bien… un cône de forme irréprochable à la mine effilée comme la pointe d’une… aiguille.

 

Il affectionnait particulièrement la taille du crayon… jaune, dont les minces copeaux circulaires lui rappelait les zestes de citron des natures mortes des maîtres hollandais dont les torsades s’enroulent mollement auprès des huitres et des fruits duveteux….. Au siècle d’or le poivre, tout comme le citron, étaient destinés à assaisonner… les coquillages. Ils étaient en fait censés renforcer les effets aphrodisiaques qui leur étaient attribués.

Dessin perso autour du crayon de Mondrian

Dessin perso autour du crayon de Mondrian

"Le cauchemar de Mondrian"

"Le cauchemar de Mondrian"

Un zeste de jaune donc pour bien commencer cette ascèse journalière, aux accents hygiénistes et victoriens, qui va arracher la beauté de son terrible centre pour l’amener aux antipodes du fugitif dans la finesse dentelée des bords.

 

Le jaune est le mouvement du rayon. Cela rappelle qu’en 1908 Mondrian peignit un moulin dans des couleurs affolantes… un moulin rouge vif rendu encore plus incandescent par des hachures bleus, le tout sous un ciel à la Van Gogh… carrelé de bleus pâles et de jaunes. Un moulin tournoyant… un iris rouge  impitoyable… comme un soleil outré ! Une pure folie, un magnifique et rutilant taille-crayon… à l’effet aveuglant… à vous faire tourner de l’œil.

Moulin au soleil, Mondrian, 1908

Moulin au soleil, Mondrian, 1908

Quant à la pointe ronde de jaune que l’on aperçoit sous le linge séchant dans la gouache de 1895… je ne vous fais pas de dessin, c'est bien un tronc coupé à la hache qui laisse poindre sa mine... comme un crayon bien taillé haha.

 

Mais c’est le veston entièrement boutonné, avec sur le nez des lorgnons sans montures, de purs petits ronds, que notre policé Mondrian s’autorisait à se délasser de temps à autre de ses compositions quadrillées en peignant… un ou deux arums au bout de leur longue tige… ou bien la grosse tête frisée d’un chrysanthème. Il fallait bien gagner sa vie avec quelques toiles naturalistes… des fleurs qu’il resigna de son vrai nom… Mondriaan. Retour du petit a hollandais des origines, la particule de ce qui est en propre et qui de même que l’art figuratif devait céder le pas. C’est comme qui dirait du propre…

 

La fleur comme un retour à la période des moulins, des dunes, des plages de Domburg. Souvent une seule fleur, choisie pour sa beauté, dans un vase à long col étroit. C’est ainsi que les turcs aimaient présenter leur tulipes…. Cette fleur qui allait devenir la fleur huguenote par excellence avec tous ses excès… boursiers. Après avoir renoncé à adorer Marie, après avoir recouvert de chaux les fresques des églises… les protestants hollandais reporteront inconsciemment leur élan mystique sur l’innocente tulipe parée de tous les charmes de l’orient.

Amaryllis rouge sur fond bleu de Mondrian

Amaryllis rouge sur fond bleu de Mondrian

Adoration du voile d’un pétale…

 

Mais il nous reste encore quelque chose à dire sur les voiles blancs ou les voiles blanches de notre hollandais. Mondrian à ses débuts était fasciné par le linge des blanchisseuses séchant en plein soleil. Ce sont les taches blanches éclatantes de certaines toiles de ses débuts.  Argh… le linge des blanchisseuses, les chrysanthèmes ébouriffés… me rappelle Francis Ponge qui se lâche: « à les voir le plaisir qu’on éprouve à voir la culotte, déchirée à belles dents, d’une fille jeune qui soigne son linge ». De quelle sorte de linge les blancs de Mondrian sont-ils le substitut? Mais peut-être s’agit-il tout simplement de la pureté et de la blancheur de sa mère, de l’immensité de la candeur de la mère comme dirait Marguerite Duras.

Crysanthème

Crysanthème

Linge séchant sur le Gein, Mondrian, 1900-02

Linge séchant sur le Gein, Mondrian, 1900-02

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