Des carreaux et des pois II : op art et Kusama

par Jean Michel Salvador  -  28 Août 2018, 15:30  -  #Kusama

En 1965 un jeune couturier, Yves Saint Laurent, bouleversa la mode en rendant hommage à Mondrian dans sa collection automne-hiver. Montrant par-là même ce que ces années soixante où l’op art  faisait fureur devait au peintre néerlandais. L’op art, ou l’art optique, fut un courant artistique abstrait et très graphique, avec des figures géométriques en noir et blanc ou aux couleurs vives qui se jouaient de notre œil. Ce fut le règne de ces projections planes de formes 3D qui, par le jeu des couleurs, donnent l’impression de saillir ou de s’enfoncer. Vasarely s’amusait alors très sérieusement à couvrir ses toiles de pastilles de couleurs dont il faisait varier continument la taille donnant ainsi l’illusion d’un gonflement généralisé… tandis que Bridget Riley réinventait les effets optiques des cibles de foire en décalant des séries de cercles concentriques de façon à les faire se pointer (ou se trouer) dans une direction ou une autre pour mieux nous faire tourner de l’œil. Alors bien sûr il faut au passage rendre hommage à un des pionniers de ces illusions d’optique, Marcel Duchamp, qui réalisa dans les années 30 ses rotoreliefs, des divertissements visuels selon lui,  en fait de simples disques en carton imprimés de couleurs que l’on devait faire tournoyer afin de laisser notre œil se faire happer dans le vortex de leurs lignes concentriques. Sans oublier sa fameuse roue de bicyclette, un ready-made bien spécial,… à contempler comme un feu de cheminée fascinant… les yeux dans le vague. Duchamp aura toujours rêvé d’une machine à broyer la vision… une turbine spéciale pour décoller la rétine. Et ce pour mieux partir au loin… mon enfant !

Vega 222, Vasarelly

Vega 222, Vasarelly

Fall de Bridget Riley, 1963

Fall de Bridget Riley, 1963

Rotorelief Corolles de Duchamp, 1935

Rotorelief Corolles de Duchamp, 1935

Nuage d'yeux op art à vous faire tourner de l'oeil

Nuage d'yeux op art à vous faire tourner de l'oeil

Tout est bon on l’a dit pour nous faire tourner de l’œil. Ces effets d’optique sont comme des machines à exciter le désir. Ce qui n’avait pas échappé à Fritz Lang au début des années 30. Puisqu’il relia l’art cinétique et la roue qui tourne au voyeurisme de son terrible M le maudit. Où l’on voit le tueur  fasciné par une petite fille… elle-même attirée par une roue cinétique à rayures dans une vitrine. Et c’est dans un véritable délire optique qu’on les retrouve plus loin devant une autre devanture… mêlés aux reflets des roues à rayons des autos… à regarder en l’air un mannequin de bois écarter ses jambes… des dangers de l’emballement hypnotique.

Extrait de "M le maudit" de Fritz Lang (1931)

Extrait de "M le maudit" de Fritz Lang (1931)

Devanture aux jouets dans "M le maudit"

Devanture aux jouets dans "M le maudit"

Et puis il y a également le légendaire Chelsea drugstore d’« Orange mécanique ». Avec à son plafond comme une cible bombée par des cercles concentriques. Malcom Mc Dowell s’avance à son comptoir tout en jetant un regard lubrique en direction de deux jeunes filles qui sucent leur glace. Stanley Kubrik attelle lui aussi l’op art à la fixation érotomane. C’est que le faux relief cinétique est vicieux. Doué d’une vie propre, le tournis le rend inquiétant et monstrueux. Il va littéralement à la rencontre de l’œil. C’est la pousse du voyant qui entre et sort de façon alternée. Comme s’il fallait, là, ne plus faire la différence entre l’œil du voyeur qui s’avance et agresse et les yeux écarquillés de l’halluciné qui se laisse posséder. Fascinant Malcom Mc Dowell qui nous fixe de son œil cerné de faux cils… on dirait comme une araignée qui se serait greffée sur son visage à la pâleur lunaire coiffé d’un chapeau melon noir. Et lui qui ne cesse de fixer les autres se retrouvera finalement sanglé les paupières écarquillées par des broches… arachnéennes... forcé à devoir supporter toutes les horreurs de ce monde pour ne plus faire le mal. Comme Regulus, ce général romain qui fascina le peintre Turner, à qui, en guise de châtiment, l’on retira les paupières et qu’on exposa au soleil.

La pousse ou le trou du voyant (Lohmueller 2013)

La pousse ou le trou du voyant (Lohmueller 2013)

Le Chelsea drugstore dans "Orange mécanique" de Stanley Kubrick (1971

Le Chelsea drugstore dans "Orange mécanique" de Stanley Kubrick (1971

Malcom Mc Dowell dans "Orange mécanique" de Stanley Kubrick (1971)

Malcom Mc Dowell dans "Orange mécanique" de Stanley Kubrick (1971)

Où l’op art est à la recherche d’un vortex éblouissant et… aveuglant, pour à la fois flatter et punir notre œil. C’est Jane Birkin qui, dans le film « la piscine », en mettant en branle le disque lenticulaire qui placarde l’une des portes de la villa va devenir l’événement imprévu… la femme-enfant dérangeante qui va nous entraîner dans un tragique maelstrom… jusqu’à la noyade. Le tourbillon… c’est l’imprévisible rencontre que Mondrian chercha à éviter à tout prix au risque de s’enferrer dans une terrible orthodoxie de l’angle droit.

 

Le tourbillon en grec c'est "strobos" qui a donné le stroboscope, cet éclairage qui permet de créer une illusion de ralenti ou d'arrêt sur les mouvements des danseurs, voire une inversion de leurs gestes. L’op art avec tous ces effets de saccades, de moirages, de papillotements et leur redoublement au travers de la persistance rétinienne dérègle la contemplation… pour nous mettre dans un état halluciné de la forme orthodoxe. La géométrie s’y déforme en d’instables excroissances. Une cloison se déforme en torsade et paraît onduler au loin avec son motif all over de chevrons noir et blanc s’enroulant sur lui-même vers l’intérieur… comme un véritable serpent avec ses motifs en quinquonce. Quant aux zébrures des persiennes et autres barreaux... ils font des déplacements des corps une danse féline et sensuelle…. anamorphosant une cage…. où la bête à deux dos va et vient. Les corps nus, habillés et hachurés de fines rainures ou encore mouchetés d’ocelles, sont comme pris dans un mouvement ondulatoire et jubilatoire.

Modulation 1125, Julio le Parc, 2003

Modulation 1125, Julio le Parc, 2003

Modulation 541, Julio le Parc, 1982

Modulation 541, Julio le Parc, 1982

On a l’habitude de dire que les surfaces décorées sont animées. Les motifs semblent former un labyrinthe mouvant dans lequel nos regards finissent par se perdre. Mais qu’est ce qui peut bien rendre vivant la chose alors que nous sommes à mille lieux de l’imitation de la nature et du vivant ? Nous sommes captivés par le motif, enchaînés à lui, pris dans ses crochets et ses épines. Le motif est comme une sorte de casse-tête… où l’on vient s’engluer. Un piège topologique… une danse dans notre tête !

 

Me rappelle un passage de "la bataille de Pharsale" de Claude Simon. Le narrateur est dans un train: "... femme arrêtée debout dans le couloir obstruant maintenant la fenêtre appuyée des fesses contre la vitre tout près de mon oeil le tissu pied de poule de sa jupe dont le dessin vu ainsi de très près apparaissait formé de petits losanges noir et blanc disposés en damier pas exactement des losanges mais de minuscules parallélogrammes étirés dont les pointes inférieures et supérieures se recourbaient en sens opposé du fait du tissage en torsades la partie femelle de l'une des trois agrafes qui fermaient la jupe sur le côté manquant la fente baillant... la vitre le rectangle obstrué éclatant tout à coup se fragmentant l'espace l'air lui même bruyamment fracassés en pans d'ombre de lumière barres stries pointillés noir et jaune se précipitant à l'intérieur du compartiment fuyant à toute vitesse puis la forme reprit sa position et de nouveau je ne vis plus que l'immobile quadrillage noir et blanc... me demandant ce qui provoquait cette impression de relief à la fin je me rendis compte qu'un troisième fil gris celui là jouait dans le tissu les losanges étaient de trois couleurs noirs blancs et gris de sorte que leur combinaison dessinait comme certains carrelages de petits cubes en perspective accolés les uns aux autres et qui selon la façon dont on les lisait horizontalement verticalement ou en oblique semblaient tour à tour saillir ou s'enfoncer à l'intérieur d'un espace à trois dimensions cela jusqu'au vertige..."

Monica Vitti prisonnière d'une boîte op art dans "Modesty Blaise" de Joseph Losey, 1966

Monica Vitti prisonnière d'une boîte op art dans "Modesty Blaise" de Joseph Losey, 1966

L’op art serait donc un langage esthétique cryptée… offrant à notre regard un puzzle abstrait… non du mouvement mais du va et vient de l’ondulation. Le décodage génère une excitation quasi sexuelle. Dans une double quête jouissive l’artiste encode à l’extrême tandis que le spectateur en perd la raison. L’op art est un art fait par des fous pour rendre fou.

 

Montage op art plus que perso

Montage op art plus que perso

La puissance excitative de l’op art qui grouille de signes qu’on décode en vain, sans fin, à s’en brûler les yeux n’est pas sans nous rappeler l’érotisme pendulaire de la boule suspendue de Giacometti…. Kubrik fera d’ailleurs tanguer dans son Orange mécanique une verge en érection dotée d’énormes testicules, en polyester et fibre de verre, bien lisse, bien blanche, bien laquée.

Modulation en bleu et gris, Julio le Parc

Modulation en bleu et gris, Julio le Parc

Sculpture phallique d'"Orange mécanique"

Sculpture phallique d'"Orange mécanique"

C’est un art magique très… calculé, une science occulte d’oculiste à la recherche d’une sexualité stroboscopique. Un art qui donne des frémissements hallucinatoires en vous mettant sous l’emprise d’une pulsation cinétique…. « virtuelle ». Où l’on délire sous un va et vient ultra géométrique. Comme un voyeur qui hallucine à force de scruter l’objet de son désir... Où il faut une nouvelle fois revenir au fameux « Blow up » d’Antonioni (de 1967) : le photographe tente sans cesse de diminuer la distance qui le sépare de son objectif mais l’image ne se laisse pas pénétrer. Peine perdue… s’épuisant devant un motif qui ne cesse de se métamorphoser au fur et à mesure des zooms. Une loupe peut brûler… comme nous tromper : les agrandissements des photos du film ont d’ailleurs été… peints par un certain Ian Stephenson. Point par point de manière fastidieuse. Le spectateur cède au subterfuge là encore. Pixellisation picturale ! Dans les feuilles pointillistes d’un buisson se perd une forme informe… C’est le poudroiement pointilliste de Seurat… une brume de volutes de points avec un corps qui se cache dans les dessous.

Modulation 588 de Julio le Parc, 1983

Modulation 588 de Julio le Parc, 1983

L'agrandissement révélateur dans le "Blow up" d'Antonioni, 1966

L'agrandissement révélateur dans le "Blow up" d'Antonioni, 1966

Détail de "nu debout" de Seurat, 1887

Détail de "nu debout" de Seurat, 1887

Mais cette époque op art fut aussi l’apogée des coloris électriques… des oranges solaires, bleus turquoises, jaunes fluo et rouges vermillonnant que l’on retrouvait sur les robes à imprimés d’ocelles du début des années soixante-dix… Des anneaux aux couleurs flashy et acidulées pour mieux affoler notre œil et nous en  faire baver.

Détail d'une toile de Gérard Schlosser

Détail d'une toile de Gérard Schlosser

Il n’y a plus dès lors qu’à s’étendre et se laisser masser par les étranges protubérances du fameux lit d’« Orange mécanique »… pour le moins bourgeonnant... dans un dégradé de jaune orange… fluo. Mais cela rappelle les citrouilles de Yayoi Kusama. Comme un étrange air de parenté… avec une symbolique moins sexuelle… quoique… les affolants champs de pumpkins de Kusama ne sont pas sans nous rappeler le film « Alien »… elles semblent prêtes à s’ouvrir dans une symbolique matricielle… plutôt grouillante.

Le lit d'Alex dans "Orange mécanique" de Kubrick

Le lit d'Alex dans "Orange mécanique" de Kubrick

Pumpkins infinity mirror room de Yayoi Kusama

Pumpkins infinity mirror room de Yayoi Kusama

Alors quelques mots sur cette femme japonaise qui, adolescente, peignit inlassablement et méticuleusement des fleurs alors que les bombardiers américains tapissaient de bombes l’archipel nippon. Scrutant et reproduisant de façon zen des fleurs pour dénier et oublier l’horreur. elle racontera qu'un jour, âgée d'à peine dix ans, lors d'un repas autour de la table familiale, après avoir observé la nappe au motif de petites fleurs rouges, elle porta son regard vers le plafond... et que là, partout autour d'elle, s'étendaient des petites fleurs rouges. "Toute la pièce, tout mon corps, tout l'univers en étaient pleins". Un envahissement de l'espace qui est comme une menace d'engloutissement.

Yayoi Kusama à l'âge de 10 ans, 1939

Yayoi Kusama à l'âge de 10 ans, 1939

Une de ses premières toiles, peinte en 1949, s’intitule « Lingering dream ». Un rêve persistant d'après guerre… rendue avec précision dans des tons crépusculaires de rouges et de bleus sombres : des fleurs de tournesols brûlées saignent… leurs épaisses tiges sont comme des membres épars.

Lingering dream, Kusama, 1949

Lingering dream, Kusama, 1949

Bien que son pays ait été défait par les Etats-Unis, elle partit s'exiler à New York, avec en poche la lettre d'une artiste qui lui tenait à coeur, à qui elle avait écrit et qui l'encourageait à quitter le Japon: Georgia O’Keeffe... celle qui peignit tant et tant de pétales qui forment comme les lèvres d’un sexe féminin. 

Des carreaux et des pois II : op art et Kusama
Iris noirs de Georgia O'Keefe, 1926 et 1936

Iris noirs de Georgia O'Keefe, 1926 et 1936

Et c’est au coeur de la grande pomme, avec son voisin Donald Judd (un artiste minimaliste qui à l’instar de Mondrian jouera dans ses sculptures des formes les plus simples) qu’elle coudra des petits sacs de coton en les rembourrant jusqu’à les rendre bien durs… et bien raides pour en faire des protubérances phalliques dont elle se servira pour remplir des espaces intérieurs… des œuvres qu’elle dénommera « accumulations ».

 

Elle fera aussi des trous… des petits trous qui rempliront ou désempliront ses œuvres. Puis ce sera des pastilles rondes… des motifs à pois (des polka-dots en anglais… j’aime cette idée de petits pois qui sautillent et qui dansent).

Kusama au sein d'une de ses accumulations, 1964

Kusama au sein d'une de ses accumulations, 1964

Kusama devant sa première accumulation et un relief "troué" fait de boîtes à oeufs en carton, 1963

Kusama devant sa première accumulation et un relief "troué" fait de boîtes à oeufs en carton, 1963

C’est dans une paradoxale libération, en se consacrant et se rendant esclave d’un travail fastidieux (le scrupule de Mondrian ?) en se vouant corps et âme à de faramineuses accumulations que Kusama mâtinera le sentiment de plénitude du "all over" d’une répétition épuisante. Transposant donc la performance phallique et le geste extatique des légendaires « dripping » de Pollock en une performance féminine de diffusion libidinale où l’énergie pulse de vagues en vagues au fur et à mesure de l’expansion de l’ouvrage. Elle confectionnera jusqu'à l'épuisement, dans un geste assigné au féminin, des plis et replis, dans lesquels elle se lovera.

Kusama sur un canapé d'accumulations

Kusama sur un canapé d'accumulations

Self obliteration de Kusama in Phalli's field, 1967

Self obliteration de Kusama in Phalli's field, 1967

Où il s’agit de s’inscrire jusqu’à l’engloutissement dans un espace très dense à la complexité digne d’un relief de corail. Une mise en abyme dans une chambre kaléidoscopique. Sachant qu’entre l’abîme et l’abyme la différence tient à ce que le fond passe de l’opacité à la transparence : gouffre noir dans un cas… emboîtement de miroirs dans l’autre. Du miroir au gouffre... elle démultipliera ses pois noirs dans des chambres miroirs... dans une orgie régressive ad libitum.

Des carreaux et des pois II : op art et Kusama

Mais... “in Phalli’s field” il faut bien sûr écouter les Beatles de la fin des années soixante:

 

"... and we lived beneath the waves..."

 

in our "yellow submarine".

Le Yellow Submarine des Beatles

Le Yellow Submarine des Beatles

Ou bien un "Strawberry field" psychédélique:

 

Let me take you down 

'cause I'm going to Strawberry Fields

Nothing is real

And nothing to get hung about

Strawberry fields forever

Living is easy with eyes closed

Misunderstanding all you see

It's getting hard to be someone...

 

“I make them and make them and keep on making them, until I bury myself in the process. I call this obliteration” disait Yayoi Kusama...

 

Où le désir succombe à sa propre compulsion de répétition pour finir par se perdre...

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