De Chirico à Pynchon: mélancolie noire

par jms  -  17 Février 2013, 17:12  -  #Chirico

C’est Dali qui a rendu hommage dans sa « vie secrète » aux perspectives sanglantes de Chirico. Comme si l’on pouvait se couper à leurs angles vifs.

D'une célèbre mélancolie... assassine (huile sur toile perso)

D'une célèbre mélancolie... assassine (huile sur toile perso)

Des pans coupés à plomb, froids et cassants comme l’acier, découpés d’ombres... elles mêmes semées de trappes. Les fausses fenêtres, les arcades aveugles et les obsédants portiques se répètent dans un emboîtement sans fin. Il s’agît là selon Jean Clair de redécouvrir l’étrange séduction de la perspective : non plus son pouvoir d’évidence mais sa charge d’énigme.

 

Pour Deleuze le secret, c’est là où la forme se voit remplacée par un simple contenant, une enveloppe ou une boîte. Le secret comme contenu se dépasse et se déplace alors vers une «perception» du secret. Il se répand alors... pris à son propre piège... en se glissant à son tour… dans une enveloppe d’enveloppe. C’est le secret comme sécrétion !

 

Chirico: où les cubes s'emboîtent les uns dans les autres et où les ombres opaques, solides même, sont plus puissantes que les objets dont elles sont la projection.

 

L’idée c’est que quelque chose doit s'insinuer hors de la boîte. Alors, il y a une conception hystérique et d’enfance du secret (l’érection permanente du secret) et une conception paranoïaque (la boîte-prison dans laquelle Proust garde son Albertine) mais au final il y a toujours de quoi faire rire les femmes et les enfants. Un rien s’insinue comme d’habitude au cœur de l’intime. Mais comme nous le rappelle Pascal Quignard, la chose (rem en latin) devînt rien. Et dans un roman du XIIème siècle le héros parle de «la rien sur la terre» qu’il a le plus désirée. Comme quoi le secret n'est jamais... rien d'autre que ce que l'on désire le plus dénicher.

 

Chez De Chirico, il arrive qu'au détour d'une rue l'on rencontre les blasons d'une lointaine enfance. De ces emboîtements énigmatiques s'échappent parfois un cerceau ou un sucre d'orge, comme si un insinuant paradis enfantin cherchait à s'immiscer dans ce jeu de cubes. A l'ombre des jeunes filles en cerceau...

 

Mais le plus souvent les rues et les places sont vides. Sous la saturation implacable des couleurs.

 

Du démon de midi. Torpeur… Stupeur... Dilatation du rêve en plein dans la haute lumière de l'été.

 

L’acedia c’est l’ennui propre au cloître, l’ennui des après-midi. En vieil allemand on parle de trurichkeit, qui vient de trûren : incliner profondément le regard et la tête vers le sol. Mais chez de Chirico c’est le pan du sol qui, brutalement, se rabat vers vous.

 

Chirico a lu Weininger : «Quant à la paix de midi où tous les sens paraissent atténués, elle est inquiétante par sa perfection, l’absence de désir, l’accomplissement».

 

Nous sommes dans quelque antique cité italienne idéale qui prend tout à coup l’aspect d’un angoissant labyrinthe ou d’un rébus torturant. On s’égare dans d’indéfinissables couloirs. Les désirs s’emboîtent, tandis que l’angoisse d’un ajointement trop parfait se... pointe.

 

Place Chiriquienne (huile sur toile perso)

Place Chiriquienne (huile sur toile perso)

Mais c’est aussi jouissif. Il faut aller du côté de chez Nietzsche, quand il parle de la stimmung de l’après-midi d’automne, lorsque le temps est clair et que les ombres sont longues. Une sensation extraordinaire que l’on éprouve à Turin sur des places graves et solennelles, par un temps pur et radieux, et dans le plus profond silence.

 

Pas un souffle chez de Chirico, mais une étrange sensation de fuite avec ces silhouettes étirées et comme aspirées.

 

Mais où se cache donc la femme ?

 

Chirico a peint une de ses œuvres sur une toile triangulaire, comme si une machine infernale refermait tous les pans du décor, pliant et repliant celui ci dans une étroite et inquiétante… scène : un gant rouge pointant vers un damier dans un triangle. Dame, quel enchaînement ! C’est la fameuse enseigne de la main rouge des rues de son enfance, celle des sœurs Biruni, soi-disant gantières de leur état : «jamais un citadin sérieux n’entrera chez elles pour se faire ganter la main !». Toi qui aimes le beau cuir et le gant fin, enfiles les !

L'énigme de la fatalité, Chirico 1914

L'énigme de la fatalité, Chirico 1914

Chirico affectionne également les mannequins de couturier qui ont du, à l’instar peut être des gants rouges, marquer son enfance du sceau de l’«unheimlichkeit» freudienne.

 

Le mannequin a par ailleurs souvent pour corps ou attribut un véritable échafaud … de tés, d’équerres et tout un attirail kafkaïen de matériels d’arpentage ou de mesure trigonométrique. Et il s’agit peut être au travers de la couture et de la géométrie de... l’arpentage de la femme.

 

Alors pour rire laissons nous aller à un petit arpentage poético-mathématique. En topologie les théorèmes de Bolzano-Weierstrass et Borel-Lebesgue précisent les notions de compacité et de complétude. Le premier nous énonce que pour qu'un lieu soit compact, toute suite infinie bornée doit admettre au moins une valeur d’adhérence... forçant en quelque sorte l’attracteur étrange et secret du labyrinthe et de ses emboîtements à posséder au moins un point fixe. Voilà des lieux où l'on ne peut tourner en rond sans fin sans se rapprocher toujours de leurs secrets. "Vous brûlez, très cher". Comme quoi un secret n'est pas... rien. 

 

Le résultat, Chirico 1915

Le résultat, Chirico 1915

La propriété de Borel-Lebesgue nous dit quant à elle que rien ne sert de serrer de près (d'une boucle se rétrécissant!) un éventuel trou, un vide, dans un tissu compact: il n’y en a pas d'..ouvert. Rien ne viendra filer son beau maillage. Mais je ne vous soûlerai pas avec les notions d'ouvert et de fermé qui sont en fait au coeur de l'idée de compacité. Alors trêve de plaisanterie. Et si Lacan s'est également servi de façon toute aussi tordue et inconsidérée de ces théorèmes pour parler de la faille de la jouissance et de son... encore, je me contenterai pour ma part ici de sourire de cet arpentage Chiriquien. De ces dédales où les éléments s'ajointent parfaitement... et où l'on ne cesse de vouloir se balader encore et encore... "dans l'intersection de tout ce qui s'y ferme" (une jolie lacanerie dont je ne me lasse pas)... mais comme c'est compact on ne s'en sort pas!

 

Où un recouvrement perso à la Adami nous amène à Bolzano-Weierstrass

Où un recouvrement perso à la Adami nous amène à Bolzano-Weierstrass

Mais revenons à Chirico et à son côté... mortifère. Nous nous retrouvons bien souvent dans de gigantesques nécropoles où la colonne grecque a laissé la place à la cheminée d’usine en brique rouge. Rappelons au passage que les édifices circulaires antiques étaient pour la plupart liés aux pratiques d’incinération.

Tours Chiriquiennes, 1913

Tours Chiriquiennes, 1913

Montage perso (Chirico + François Schuiten)

Montage perso (Chirico + François Schuiten)

Comme si un chemin hélicoïdal allait nous mener au royaume des ténèbres. Mais à l’époque de Chirico (qui aime peindre parfois à l’horizon de ses emboîtements de cubes la silhouette incongrue d’une locomotive), celui qui, selon l’expression, va au charbon, est le nouvel héros… art déco. Ah ces marqueteries soignées des années 20 qui louent le docker et l’ouvrier, ces fines lamelles de biceps de bois qui décorent les conseils d’administration de sociétés d’autant plus florissantes que l’on ne cesse d’extraire des profondeurs de la terre cette houille grasse, l’énergie magique de la révolution industrielle !

 

Une ode à l’esthétique industrielle dans laquelle nombre d'artistes vont tomber. Comme pour mieux cacher au fond du trou les noirs esclaves dans leurs obscures tuyauteries...

 

...ou les travailleurs à la chaîne des usines automobiles. Les splendides portes art déco du Chrysler building vous invitent à vous élever au dessus de la... rue, vers cette flèche "enjolivée" en acier inoxydable "Nirosta" (qui ne rouille pas!). Une pointe phallique qui sera hissée au sommet du gratte ciel en 90mn seulement (surprise, c'est nous qui avons la plus...longue!) le 23 octobre 1929. Le lendemain le monde de la finance allait vivre son premier "black thursday", histoire de retourner voir au fond... ce qui s'y passe.

 

Porte d'ascenseur du Chrysler building à New York

Porte d'ascenseur du Chrysler building à New York

flèche du Chrysler building à New york

flèche du Chrysler building à New york

C’est à Zollern près de Dortmund que se trouve une houillère étonnante, construite à la toute fin du XIXème. Une houillère art nouveau ! Comme bouche conduisant aux entrailles de la terre on ne fait pas mieux.

Zollern, entrée de la salle des... machines

Zollern, entrée de la salle des... machines

« Imaginez donc la houille, dans les entrailles de la terre, obscure, la substance même de la mort. Une mort préhistorique. Elle vieillit, noircit, s’enfonce en couches de nuit éternelle. A la surface, l’acier coule en serpents de feu. Mais pour faire cet acier, il faut extraire de la terre ces goudrons sombres et lourds. L’excrément de la terre, raffiné par l’ennoblissement de l’acier étincelant. » (Thomas Pynchon).

 

Alors me viennent à l’esprit les bananes de Chirico. Ce bel objet jaune,… fruit de la terre. Laissons les interprétations trop triviales de côté. Voici en guise de final un montage d’images sur un texte du délirant Thomas Pynchon. Où il s’agit d’une entrée en matière via un escalier en colimaçon qui n’est pas sans rappeler celui des premières pages de l’Ulysse de Joyce.

 

«C’est un vieil hôtel, immense et sombre, prolongement métallique de la voie et des aiguillages qui les ont conduits ici. Des globes électriques, peints en vert bouteille, éteints depuis des siècles, pendent aux ferronneries compliquées…

 

… construction élevée au siècle dernier, près de la Tamise sur Chelsea embankment, par Corydon Throsp qui cultivait des plantes médicinales sur la terrasse…

 

… Il grimpe un escalier de fer en colimaçon…

 

… l’immense centrale électrique et les gazomètres qui sont derrière se détachent avec une extraordinaire netteté comme des cristaux dans le gigantesque gargouillis s’échappant en vapeur et en fumée de cette plomberie de tours, de tas, de trous…

 

… la végétation de ses immenses bananes se déploie, d’un jaune brillant, d’un vert humide….

 

… il avance les jambes nues entre les branches pendantes de ces candélabres jaunes…

 

… chargé de bananes, il redescend l’escalier en tire-bouchon.»

 

Montages perso "Corydon Throsp"

Montages perso "Corydon Throsp"

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