Un drôle d'oiseau

par jms  -  27 Février 2013, 18:40

Parlons un peu de l’œuvre d’Uccello dépeint comme un maniaque de la perspective au point selon certains d’en oublier l’antre de sa femme.

 

Dame perspective lui ouvrait l'horizon... elle faisait des trous dans le mur!

 

On lui prête d’étranges paroles selon lesquelles il y aurait plus d’avantages pour l’art de la peinture à faire voir les différents points de vue de cent mazzochio (un étrange objet sur lequel nous allons revenir) qu’à creuser au hasard (avec la mine de son crayon !) le sourire d’une florentine. Diable !

 

Il y a un côté fétichiste de la perspective chez Uccello : l’œil au ras de la feuille suit les écheveaux de lignes, comme l’œil au ras de la jupe chercherait désespérément… à se rassurer. Mais comme un inévitable détour, une forme géométrique particulière s’impose, le «mazzochio» ou «torculo» qui irait de pair, selon Damisch avec la défection du sol de la scène perspective. Le pavement de l’échiquier plonge et s’involue. C’est l’effondrement du damier.

 

Dame ! Voila donc un écheveau qui s’emmêle et se creuse.

 

Petit, j’ai toujours été fasciné par le quadrillage qui s'effondre sous l’effet d’une masse (en général représentée par une bille) dans les illustrations sur la relativité générale d’Einstein. Le damier tor(e)tueux est une jolie façon de faire voir les surfaces courbes. En 2006 j’ai réalisé un tableau, «conques mélancoliques», où un homme se penche sur un vase à l’encolure mœbienne impossible. Une surface de Boy pour les intimes de la topologie.

 

Mazzocchio d'Uccello

Mazzocchio d'Uccello

Conques mélancoliques (huile sur toile perso)

Conques mélancoliques (huile sur toile perso)

Le « mazzochio » d’Uccello est une sorte de tore géométrisé. A la base c'est une coiffe florentine, un bourrelet, c'est à dire un cylindre de tissu rempli de bourre, fermé en rond et formant coussin. C’est en fait un piège pour Uccello, une chimère, le lieu géométrique d’un acharnement fétichiste.

 

Ces riches bérets gonflés et damassés à damier sont des serpents de volupté et de meurtre. La cruauté de la perspective ne réside pas que dans ses lignes acérées et froides, elle est aussi dans ses envoûtantes involutions voluptueuses.

 

cruche moebienne et surface de boy

cruche moebienne et surface de boy

Crâne de Gabriel Orozco

Crâne de Gabriel Orozco

Détail de la chasse nocturne d'Uccello, 1470

Détail de la chasse nocturne d'Uccello, 1470

Uccello a peint à la fin de sa vie une grande chasse nocturne de près de deux mètres de long. Dans une forêt vert sombre profonde. La battue des lignes, des bâtons, des épieux et des lances n’y a pas de fin. Le peintre continue de chercher son chemin au ras des lignes. En grande virtuose de la perspective: gibier, chiens et chasseurs ne sont plus que les points mobiles d'une course éperdue vers l'obscur. Comme le précise Annie Le Brun, le virage des résines de cuivre des vernis et l'amincissement de la couche superficielle laissent entrevoir la singulière préparation noirâtre du fond. Un noir qui, selon elle, invite à reconsidérer la succession des innombrables scènes de chasse qui, depuis la préhistoire, ont ponctué l'histoire de la représentation. Une chasse n'en aurait-elle pas cachée une autre pour saisir un au-delà de l'image, telle une cible reculant à l'infini ?

 

Une chose cependant m’étonnera toujours chez Uccello, c'est la piteuse caverne de carton pâte qu’est l’antre dernière de la Dame au dragon dans un de ses « Saint Georges ». Elle eut pu être plus tor(e)tueuse. Mais si Paolo aime les abords de l’antre et les lignes de fuite qui y convergent, c’est pour mieux en dénier le fond. En fait... dans le fond il se bloque !

 

Bizarrement, alors que l'on a affaire à un passionné de la perspective, la profondeur de ses tableaux ne dépasse pas celle limitée d’une scène de théâtre. Il n'y a jamais loin comme une toile de fond.. d’une teinte uniformément marron, bitumeuse… comme une plaque de bronze.

 

Détail de la bataille de San Romano conservée à Florence

Détail de la bataille de San Romano conservée à Florence

Et sur scène, les guerriers d’Uccello semblent comme des automates ou des marionnettes dans l’enchevêtrement de leurs lances. Ce n'est pas que les entrechoquements de ses chevaliers manquent de mouvement... Dans "la contre attaque de Micheletto da Cotignola", l'effet vibratoire de la multiplication des pattes sous les chevaux ou l'impression de déploiement en éventail des lances qui s'abaissent sont indéniables. Mais souvent, il fixe au sol ou fige en l'air (dans le cas des bêtes tombées à terre) les pattes des chevaux à trop vouloir les doubler pour leur donner de la vitesse. On a dès lors l'impression étrange d'avoir affaire à des chevaux de bois.

Détail du "Micheletto da Cotignola sur le champ de bataille" conservé au Louvre

Détail du "Micheletto da Cotignola sur le champ de bataille" conservé au Louvre

Détail du "Micheletto da Cotignola sur le champ de bataille" conservé au Louvre

Détail du "Micheletto da Cotignola sur le champ de bataille" conservé au Louvre

Alors on cherche, sans les trouver, car ils sont cachés dans la grande paix obscure des bois, loin des abois, les manipulateurs sourds de ces poupées de métal. On cherche désespérément les fils dissimulés sous les couleurs qui meuvent ces mécaniques. Restent alors ces mazzocchio à facettes et ces cimiers en éventail qui, de concert avec les boucliers décorés de cercles hérissés de pointes triangulaires, mettent en branle tout un système d'engrenages et de roues crantées. Tout s'enclenche alors, et les chevaliers murés dans leur boîte en ferraille commencent à osciller puis à se balancer, s'entraînant les uns les autres.

 

On l'a vu, les destriers ressemblent à des chevaux de bois. D’où l’aspect de manège de ces batailles, que vient renforcer la procession des guirlandes de ronds dorés ornant les martingales des harnais. Un parcours absurde orchestré comme une farandole qui tourne. Et puis il y a l'aspect fantastique des emboîtements de ces chevaliers comme de toutes ces chasses avec leurs personnages de jeu de cartes et leurs chevaux de bois aux couleurs saturées comme éclairés en plein jour en dépit de l'atmosphère sombre. A l'instar de l'Olympia de Manet tous ces personnages semblent pris sous le flash d'une prise de vue fulgurante... comme fixés sous le feu de puissants projecteurs... épinglés comme des cibles.

 

Mais Uccello, c’est aussi les beaux volumes soigneusement polis de la peinture toscane du quattrocento, dans toute leur austérité (pensons à Piero della Francesca). Uccello, c'est une obstination en bloc qui aime les o, les clous dorés et les boulons des armures comme les couilles des chevaux.

 

« L’un couché sur le flanc faisait toutefois penser à une statue équestre coulée dans du métal ». (Claude Simon)

 

Je reste fasciné par le manège de ces coléoptères empanachés avec leurs hampes jaune fluo... comme immobilisés... les pattes figées en l’air, le tout me faisant penser à une héraldique toscane du crabe aux pinces d’or.

 

« Les plumes d’autruche réunies en bouquets sur les cimiers des casques comme des jets d’eau,… les sombres cuirasses d’acier bruni aux plaques articulées, semblables à des carapaces de crustacés, les visières baissées en forme de becs d’oiseaux… Semblables à de bizarres et funèbres oiseaux de métal empanachés d’aigrettes, furieusement penchés, leur longue lance pointée en avant, sur l’encolure de leurs coursiers phosphorescents. » (Claude Simon)

 

Et puis j'aime aussi cette teinte bitumeuse plus rouge qu’il n’y parait dans les dessous... ce rouge brique de la préparation de la toile qui suinte des carapaces.

 

Un drôle d’oiseau ce Paolo Uccello !

 

On s’amusera en partant de remarquer que le chef de guerre anglais auquel les florentins ont fait appel à la fin du XIVème siècle pour défendre leur cité, le premier condottiere des temps modernes qu’Uccello peindra en camaïeu vert de grisé, s'appelait Hawkwood : le bois du faucon.

 

Détail de la bataille de San Romano de Florence

Détail de la bataille de San Romano de Florence

Quadrillage Ucello perso

Quadrillage Ucello perso

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