La ligne de Cranach

par jms  -  11 Octobre 2013, 13:32  -  #Cranach

Lucas Cranach !

 

 Où il s’agît au départ d’une Eve longiligne sur fond noir avec un zeste d’…orange. La pomme et les cheveux roux sont les seuls touches vives et rougeoyantes de cette poupée du péché à la fois pulpeuse et… ascétique.

 

Car tout le paradoxe est là, dans cette ligne concise et insidieuse qui ondule autour des ventres et des petits culs rebondis et bien tendus, une ligne carcan qui épouse des formes pleines sans le moindre excès de graisse. On est loin de la pâte flamande, on a plutôt affaire à une exubérance… ascétique pour une mélodie en sol germanique. On y reviendra mais la danse et la coupure sous-tendent la peinture de Cranach.

Eve, Cranach, 1528

Eve, Cranach, 1528

Je l’entends encore,  Gainsbourg, nous parler de cette ligne… germanique. Je ne sais s’il ne dit pas plutôt « schleu », avec ce ton caractéristique qu’il prend tout en tordant sa bouche quand il… « clôt » ses phrases.

 

Les bouches bien ourlées n’échappent pas à la règle : fines elles sont bien plus arrogantes que pulpeuses.

 

Contours nets et tranchés, cette ligne n’est guère innocente et les visages poupons de ces poupées aux yeux en amande sont bien… pervers. Femmes vénéneuses que ces tentatrices vêtues de gaze transparente ou de robes aux couleurs riches et aux décolletés provocateurs, qui laissent percer des seins non pas plantureux mais… pointus comme les lames aiguisées de ses Judith et Lucrèce.

 

Quant aux fuseaux des cuisses, ce sont les colonnes du temple. 

Grâce de Cranach, 1535

Grâce de Cranach, 1535

Et pour le délicieux velours de la peau on hésite entre la soie de truie et la porcelaine (ce coquillage qui ressemble à la… vulve d’une truie).

Le festin, huile sur toile autour de Cranach

Le festin, huile sur toile autour de Cranach

Mais qu’est ce que ce bordel princier où dansent outrageusement les couleurs ? L’ami de Luther s’égarerait-il ?

 

Au festin d’Hérode, après une danse hallucinante, la tête du baptiste est apportée sur un plateau, tel un fruit mûr. Au centre, une nappe blanche, comme un point de fuite matérialisé. Blanche, massive, raide de n’être que ce blanc. Un blanc où se découpe une ombre chinoise bariolée et ondulante. Un réceptacle, un trou dans la toile, qui parlerait simultanément de la danse et du cou coupé : ce pan empesé, rêche, froid et pointu contrebalance les lignes colorées et dansantes qui l’entourent. Un triangle tronqué, un pan, une nappe qui se fait l’écran des rêves de chacun.

Judith, Huile sur toile autour de Cranach

Judith, Huile sur toile autour de Cranach

Et quand Cranach fait son autoportrait, il se peint en… décapité ! Judith, l’héroïne biblique, est sa Dame par excellence. Celle de Michel Leiris, la « Judith, parée d’un collier aussi lourd qu’une chaîne de bagnard… », la « Judith placide et ne paraissant plus songer à la boule barbue qu’elle tient à la main comme un bourgeon phallique qu’elle aurait pu couper rien qu’en serrant ses basses lèvres au moment où les écluses d’Holopherne s’ouvraient ou encore que, ogresse en plein délire, elle aurait détaché du gros membre de l’homme aviné d’un soudain coup de dents. ».

 

 « Judith, juive judicieuse tire la tige justicière du gîte putassier de ses jupes. »

Venus et l'amour d' après Cranach, Picasso, 1949

Venus et l'amour d' après Cranach, Picasso, 1949

Et Picasso qui s’empare de la chose, comme toujours. Un passionné des grands classiques. Il faut croire que l’ami de Luther avait des choses à dire à l’espagnol hanté de catholicisme travesti.

 

Une Dame plus haute et plus inaccessible d’avoir son petit buste maigre et délicat haut perché sur des échasses solidement galbées, des cuisses vigoureuses et provocantes capables d’enserrer à mort leur proie. Une Dame hiératique en diable, comme si ce mot d’ailleurs ne pouvait se représenter pour moi que comme une grande gigue dégingandée. Nonchalante tout en faisant cliqueter ses cheveux. Toute une géométrie de triangles et d’angles cassés pour une patine comme brisée (comme si le papier avait été plié puis déplié tout en laissant les marques de ses pliures). Une girafe, chiffonnée, mise en boule puis remise à plat tant bien que mal. Un bout de plaque de cuivre froissé et mordu par l’eau-forte. Mais c’est la mère qui mord alors, bon sang !

 

Quant à ma reprise de la reprise picassienne de Bethsabée, elle me transporte je ne sais pourquoi en Espagne. Femmes cadenassées sous leur mantille et leur corset. Un éternel rouge sous les jupes tuyautées. Ce n’est plus la nappe blanche comme un coin au sein des lignes ondulées et multicolores mais la morsure cinglante sur fond noir d’un trait blanc acide et rigoureux. Des finesses d’araignée qu’une hystérique industrieuse tisse, dessinant une toile dense et ramifiée, sous-tendue de belles ondes rouges en filigrane. Une dentelle d’autant plus exubérante que s’évide la place de l’objet de rien au cœur du désir. 

Montage sur un dessin au crayon blanc perso d'après Picasso (autour du "David et Bethsabée" de Cranach)

Montage sur un dessin au crayon blanc perso d'après Picasso (autour du "David et Bethsabée" de Cranach)

On notera que plus que les couleurs c’est la ligne Cranachienne qui a captivé Picasso.

 

Leonor Fini semble avoir été marquée par le maître allemand.  Voila donc une chatte orange qui clôt la question de la coupure et de la ligne. 

 

Un petit pan vermillon et pointu.

Pastel sec sur papier d'après Leonor Fini

Pastel sec sur papier d'après Leonor Fini

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