La pousse de l'œil exorbité

par jms  -  25 Juin 2014, 15:58  -  #Du regard

Où il s’agit d’une pulsion qui a pour source l’œil et dont l’objet perdu, cause du désir (de voir), serait le… regard lui même, un objet particulièrement… punctiforme et évanescent.

 

Bien souvent dans les schémas qui se réfèrent à un observateur, l’œil est figuré par un petit angle pointu où le sujet et son regard se réduisent à un point focal (un… foyer à garder à l’instar de la vestale). Et avec l’invention de la perspective, le peintre a (im)-posé à l’horizon un point de fuite où se résume (et se consume) l’espace infini qui se déploie devant notre œil. Tous les chemins mènent à lui, c’est bien connu. Ce point de fuite c’est aussi quelque part notre propre regard inversé. Où l’espace euclidien (codé et normé), ce lieu de nombres en image portant l’ombre des corps (un nouage Réel - Symbolique - Imaginaire), se trouve appendu à notre corps par un point… double. Avec un bord infiniment petit et grand à la fois. Comme si la pupille et son point de fuite étaient les deux points de capiton du déploiement fantastique de notre vision.

 

Le regard est donc un point… double : c’est le point d’où je regarde mais aussi le point d’où je suis vu. Ce que tu regardes est ce qui te regarde avec ce redoublement de la garde. Gardes toi des ombres comme tu dois te garder de te montrer à elles. A l’origine, dans l’histoire de l’évolution, l’œil est une tache (un puits de cellules photosensibles) qui permet probablement de simplement distinguer le jour de la nuit puis de repérer le passage d’une… ombre. Où l’œil, contrairement au regard, s’avère avoir un peu plus d’épaisseur et être une tache, un lac à la profondeur insoupçonnée.

Pousse de l'oeil, montage perso sur toile 80X80

Pousse de l'oeil, montage perso sur toile 80X80

Mais comme toujours en matière de pulsion, la clé du trajet c’est… la grammaire. Où le verbe voir s’avère être un verbe quasi trivalent (sujet objet et tiers indirect). Car la bivalence de départ et son renversement classique actif/passif, voir-être vu se dissémine par l’entremise du faire en un montrer (un faire voir) quelque chose à quelqu’un. Et de même que l’on peut chercher à se faire entendre, qu’on se fait sucer ou qu’on se fait chier et bien on se fait… voir. On aura donc toute une déclinaison :

 

Se voir  / faire voir / voir/ Se faire voir / Etre vu.

 

Sans oublier qu’aller se faire voir, comme aller se faire enculer, laisse supposer que l’œil de l’autre peut être… une bite. Tout cul tendu mérite son coup d’œil !

 

La pousse de l'œil exorbité

Dès le départ on peut dire que le voyeur est aveugle. Le voyeur est un voyant qui interroge l’au-delà du visible. C’est le regard vide… avide de ces aveugles clairvoyants qui hantent tous nos récits et contes qu’ils soient légendaires ou fantastiques. Lacan parlait de la pousse du voyant. Ce blanc bombé de l’œil comme pour mieux exprimer un trou sans fond !

 

Car dans la pulsion scopique, ce qu’on regarde ne peut se voir. On sait bien que ce que l’on cherche à voir c’est l’objet en tant qu’absence. C’est l’ombre derrière le rideau, le gonflement d’une étoffe, des plis au relief suggestif qui laissent deviner de vertigineux dessous. L’œil qui ne peut s’empêcher de découper… un motif dans le tapis ou qui se fascine pour un bout qui dépasse. Où la métaphore et la métonymie s’en donnent à cœur joie pour le plus grand plaisir (que dis-je la plus grande jouissance) de l’œil. Et cela se décline encore dans l’éclat qui attire immanquablement l’œil, le nœud retord où il cherche à s’insinuer, la découpe d’une ouverture où il faut jeter un coup d’œil, le tunnel où l’on aimerait s’engouffrer, le gros plan où on en prend plein la vue et bien sûr l’horizon à perte de… vue !

 

C’est aussi la fameuse histoire de l’origine du dessin selon Pline : Dibutade qui dessine le profil de l’ombre de son amant avant de la confier à son potier de père ! Une absence à modeler et à faire surgir entre ses mains, une fois son contour… délimité.

 

Ce serait le phallus en tant qu’absent. La fameuse problématique du petit d’homme qui n’accepte pas que la mère, l’Autre, soit… châtrée. Qu’Elle, la toute puissance incarnée, n’ait pas cette chose. De l’idée psychanalytique de combler ou de supplémenter ce manque dans une sorte de déni qui ne ferait qu’affirmer son absence. Avec tous ces fétiches (où l’on ne sait ce qui de la métonymie ou de la métaphore l’emporte) qui viendraient nous rassurer : talons aiguilles, culottes, voiles et dessous qui tournent la tête et donnent le vertige. Tout ça pour mieux supporter l’insupportable trou.

La pousse de l'œil exorbité

Bon un œil qui cherche un objet introuvable, le constat est clair mais un tiers va s’immiscer sur la scène. Car dans la pulsion scopique, et Sartre l’a très bien… vu, le sujet peut soudain se retrouver confronté à la honte par l’introduction du… regard de l’autre. Regarder par le trou de la serrure ce n’est pas simplement chercher de l’œil, c’est aussi se sentir entouré de regards. Où notre regard se dédouble. Regarder par le trou de la serrure ou par la fente du volet c’est aussi être regardé par l’Autre. Honte et culpabilité se mettent de la partie. Le regard de l’Autre est sur nous quand nous nous cachons pour mater ! Voila un nouvel élément… clé à verser au dossier.

 

Mais attention il y a regard de l’autre et regard de l’Autre. Le premier est celui du semblable, où se désigne son désir et qui nous fait osciller entre envie et rivalité (que de disputes quand on se décide soudainement à vouloir jouer au jeu que justement le frère était en train de convoiter du regard). C’est le désir-regard de l’autre qui n’est que notre propre désir-regard inversé. Quant au regard de l’Autre, c’est celui du Tout Puissant (mais pourtant châtré, c'est-à-dire tout aussi en manque que les autres, même si nous ne l’admettons que plus ou moins) : Il nous regarde, nous fait exister symboliquement et pour Lui on peut être prêt à tout. 

La pousse de l'œil exorbité

L’autre et l’Autre ! Les deux sont toujours de la partie. Lacan disait que le masochiste visait (la visée d’une pulsion n’étant pas son but) à la jouissance de l’autre (la femme à la fourrure dans la froideur de ses ordres humiliants) pour rechercher en fait l’angoisse de l’Autre (qui le regarde et pour qui il se fait inquiétant déchet). Tandis que le sadique (en symétrie mais sans complémentarité) visait lui l’angoisse de l’autre qu’il va découper pour rechercher en fait la jouissance de l’Autre (dont il n’est que l’instrument, l’implacable fouet).

 

Avec la pulsion scopique nous aurions aussi les deux faces (le pervers cherchant toujours à combler un trou insupportable) :

 

  • L’exhibitionniste viserait le regard-désir de l’autre (bouche bée, dégoût, rire etc..) pour rechercher en fait à s’assurer que ce que le zip de sa braguette dévoile n’est pas rien. Cela afin de s’affirmer et de montrer qu’il est quelque chose aux yeux de l’Autre, qu’il est et/ou qu’il a ce qui lui fait défaut.

 

  • Le voyeur viserait quant à lui à s’assurer que l’autre qui s’offre, sans se savoir épié, à l’air ambiant (et donc au regard de l’Autre) ne manque de rien (et bien sûr cela se décline selon un nombre important de perversions qui vont du matage de la pisseuse à celui de la possédée, du jet au forçage). Il chercherait en fait à boucher de son regard l’Autre, à être son Œil et à lui montrer que tout va bien en s’entremettant dans la fente du volet.
La pousse de l'œil exorbité

Où l’on saura différencier le pervers qui est dans l’action (ce n’est pas un doux rêveur, il lui faut passer à l’acte pour jouir), ouvrant et fermant son manteau ou se pliant aux exigences du trou à travers lequel il peut… mater (dans une hexis corporelle qui mixe humiliation et dignité), du névrosé qui… fantasme des scènes voyeuristes ou exhibitionnistes et préfèrera adoucir la réalité par l’entremise d’une image (ou d’une vidéo).

 

Le fantasme se résume à une phrase où le sujet peut prendre et occuper différentes positions comme dans le célèbre « on bat un enfant » de Freud. Ici nous aurions, par exemple, on mate une femme en train de se faire mettre, d’être possédée voire d’être… torturée. Et de même que le sujet peut être le batteur, le battant (où il devient instrument) ou le battu, il pourra être voyeur, montreur-exhibitionniste ou encore instrument de vision ou de visée (il devient alors longue vue télescopique, jumelles, loupe, lunettes, fente de volet, trou de serrure…).

 

On l’aura compris, dans la pulsion scopique si le sujet s’intéresse de près au sexe et au regard de l’autre, il n’en reste pas moins aveugle, terrorisé qu’il est à l’idée que le phallus manque ou que le désir soit absent du regard de l’autre. On parlera, en jouant avec les mots, d’une compulsion scopique qui se répète selon un pas-de-sexe et/ou un pas-de-face (quoi de mieux qu’un visage détourné pour éviter de croiser le regard de l’autre) qui feront office en quelque sorte de pas-de-vis de la pulsion. Rappelons que pour Lacan le pas-de-vis de la demande et de sa répétition au-delà du besoin est un pas-de-sens (qui permet au petit d’homme de demander la lune).

 

Des fantasmes variés à l’infini ? Quelques modalités cependant se dégagent selon moi.

La pousse de l'œil exorbité

Le coup d’éclat de l’entraperçu.

 

Où l’on ne fait qu’entrapercevoir la chose le temps d’un battement. N’oublions pas ce qu’on regarde ne peut se voir et que le voyeur est aveugle.

 

Un éclat quelque part nous allume. Un rien brille que nul or n’est assez véritable pour assumer. Le bout incandescent d’une cigarette rougeoie, une fente s’ouvre (on entend le zip d’une fermeture… éclair) et… ça me regarde. Et c’est imparable, on y jette un coup d’œil.

 

Le « glance » répond au « glanz » (le regard répond à l’éclat). Les yeux s’écarquillent l’espace d’un instant pour se détourner juste après. Attention, c’est bien le coup, cet aller-retour, ce battement, qui est recherché (qui fait qu’on n’est jamais sûr d’avoir bien vu) comme quand, yeux dans les yeux, on lance tout à coup un regard vers le sexe ou les seins de l’autre avant de se replonger dans ses yeux : l’effet est garanti.

 

Si tout ce qui brille n’est pas or, quid de ce qui brille ici ? Un étrange… reflet. Où le coup d’éclat n’est que le reflet de ton propre coup d’œil. Où l’objet petit a perdu et cause du désir est ce coup qui épouse l’orifice du regard. Il est ce battement suggestif de la fente des paupières.

 

Où le sujet peut lui-même chercher à briller ou faire un coup d’éclat, en société. Réduit au zip d’une braguette qui s’ouvre, ou au trait de sa personnalité qu’il met en avant, il n’attend plus que de s’assurer de… la sanction du trait que lancera en retour le regard de l’autre. Le trait sanctionne le trait: bander sous la douche, le regard noyé sous les flots, dans les vapeurs, ne vaut que dans le fantasme de sentir mater par le désir-regard de l’autre, d’être ébranlé par le coup d’œil (et non le coup de main) de l’autre.

 

Où le sujet ne peut résister à jeter un coup d’œil au travers d’une ouverture, attiré par un rai de mystère. Vu ! Je t’ai vu ! Mais qui est coupable ? Où le sujet se réduit à la fente du volet. On notera que ce coup d’œil à travers les persiennes c’est également celui des hachures du soleil dans une pièce aux volets clos.

 

Où le regard n’est une petite tache d’or bombée par capillarité, comme la ponctuation des clous d’or des fauteuils chez Vermeer… à moins que les zébrures de pastel orange sur le corps d’une femme chez Degas (une enfant est zébrée !) ne réflètent mieux la dynamique de répétition de la pulsion.

La pousse de l'œil exorbité

Un rien s’enroule en son étoffe

 

Où un beau nœud préserve des regards la chose. Où l’on ne fait que suivre des yeux le fil d’une ligne incroyable, qui est comme la trace d’une sécrétion secrète. La trace que je suis comme dirait Derrida.

 

Un rien se dévide comme une pelote. Mais la déhiscence du labyrinthe ne délivrera qu’un trou. La crypte n’est que cénotaphe. Rien que du vide ! Qui m’attire et m’aspire.

 

Médusé l’œil fouille, se contorsionne, suit les inflexions, circonvolutions et méandres de la chose. Se retourne même comme un doigt de gant (son imagination est telle qu’il peut retourner une sphère !). Où l’on déshabille d’un regard inquisiteur les enrobements et les enveloppes. Tout un cérémonial de l’œil. Tout un programme ! On fait un chignon que l’on soutient la nuit d’un Makura. Raffinements des procédures. Enchaîner pour mieux déchaîner.

 

Etrange attracteur ! Hors jeu, il est pourtant le support en creux du labyrinthe. La chose est en fait le labyrinthe même. L’objet perdu cause du désir n’est qu’une tête chercheuse en son programme tourbillonnant... qui se reboucle sur lui-même. Une boucle ! Un œil monté sur une sorte de tuyau souple et rigide à la fois, et qui vous palpe, et qui vous tâte, qui vous essaie, tout à son affaire. Un œil labyrinthe !

 

Où le sujet peut se faire cachotier, mystérieux, s’enrober de voiles et de fards (dans une cosmétique cosmopolite) ou se muer en une intouchable et exigeante Dame courtoise. Pour sentir la quête du regard de l’autre, pour se faire retourner par l’œil de l’autre.

 

Où le sujet fait durer le plaisir dans l’érotique des tours et détours, des plis et replis, ou des enveloppements développements de... drapés. Où le sujet irait jusqu’à se faire ligne déformatrice (Ingresque)  qui enfle et prolonge, comme un serpent envahissant les formes de l’intérieur.

 

Où Degas replie une baigneuse sur elle-même pour mieux la déplier dans sa tête, comme un entomologiste ses papillons. Où le baroque, déhiscence du vide par excellence, nous offre une vertigineuse plongée au sein de floconnements blancs et crémeux.

La pousse de l'œil exorbité

Un grossissement aveuglant

 

Où la chose se cache dans les détails. Où l’on s’approche de très près afin de mieux voir, jusqu’à ne plus rien voir du… tout. Où la loupe de la pulsion nous fait louper la chose.

 

Une partie semble se démarquer, une découpe se dessiner. Il s’agit d’un morceau de choix (seul le sot l’y laisse) comme on dit, alors même qu’il manquera toujours une pièce au puzzle. On le sait : la déesse Isis retrouvera tous les membres dispersés d’Osiris, à l'exception de son phallus, mangé par des poissons, dont elle fera, pour le remplacer, une imitation (un simulacre).

 

Et l’œil s’approche. Scotché, l’œil dé-taille. Où le sujet se perd dans des découpages et des remontages qui ne collent pas. Dislocation. Un puzzle est à reconstituer. Où il est impossible de découvrir comment la pièce (dont notre œil s’approche inconsidérément) se rattache aux autres sans être retournée, déformée, dé-symbolisée. Un étrange puzzle, ou comme chez Perec la dernière pièce ne correspond pas au dernier trou. Pas assez de place ? Pas la bonne forme ?

 

On détaille une femme. Où la partie vaut pour le tout. A la recherche de quelque chose d’informe (ou de difforme) dont on n’arrive qu’à marmonner les contours. Etrange loupe qui nous aveugle par son grossissement. Un gros plan ça épouvante. Mais obscène elle est hors scène. Presque trop grande elle s’annonce mais se dérobe à la présentation. On ne voit pas ce qui vient entourer le morceau. C’est aussi l’obscénité de l’abime.

 

Où le sujet pourra faire étalage de ses qualités et… quantités. Comme un body builder ou une poupée Action Joe, dont on peut détacher les membres. Et si le fétichisme semble plutôt concerner l’homme on notera que le Sex boy n’est plus qu’un Sex toy entre les mains des modern girls de Tarentino !

 

Où le sujet s’attache à un fétiche pour mieux se détacher de la chose. Où l’on s’attache aux liens d’une chose débordante avec son entour. Où l’on s’intéresse au (con)texte de la chose selon son bord.

 

Où l’œil d’Ingres morcelle et grossit les extrémités sous la loupe de la pulsion. Où il s’agit aussi d’en prendre plein la gueule comme avec la femme de Candaule de Jordaens. Inquiétantes anamorphoses.

La pousse de l'œil exorbité

Dans une enfilade de cadres gigognes

 

Où la chose, au travers d’une ouverture, se pointe à l’infini. On parlera cette fois du point de vue de l’à perte de vue. Là encore ne nous illusionnons pas, l’oiseau de proie est plus aveugle qu’il n’y paraît.

 

Il s’agit du point de fuite auquel tous les chemins (et toutes les lignes) semblent mener. Le pendant de notre regard bifocal de prédateur-charognard. Une ouverture de l’espace qui ne laisse pas indifférent l’animal que je suis, en quête de sa proie ou de sa charogne. Les lions mangent pendant que les rapaces tournent en rond et que les hommes attendent leur tour !

 

Et l’œil de s’enfiler littéralement l’espace. Ce sera une façon de le cadrer, de le normer et de le mettre en perspective. Une mise en perspective qui travaillera les peintres et les mathématiciens. Avec en parallèle l’invention de la fenêtre comme ouverture sur un monde… quadrillé.

 

Et ce fameux point de fuite structure non pas un labyrinthe mais l’espace perspectif de la peinture. Où la toile devient fenêtre sur le monde. Où l’espace à deux dimensions prend une troisième dimension en se pliant aux exigences d’un code rigoureux.

 

Où le sujet peut vouloir fuir, se sentant l’objet d’un œil non pas inquisiteur mais perçant, troueur (comme celui des Guermantes profondément foré et perçant, avec aussi un nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, des yeux trop pleins qui débordent de leur orbite). Mais bien souvent il reste paralysé sous le regard de son prédateur. Cloué sur place par le regard de l’autre. C’est la fascination selon Quignard.

 

Où le sujet se fait longue vue avec tous ses cylindres qui s’emboîtent et se déboitent les uns dans les autres. Tendu dans une véritable érection de l’œil. Prêt à bondir dans une jouissance qui peut tourner au masochisme de l’attente.

 

Se faire voir en longue vue n’est d’ailleurs pas sans plaisir. Selon Dali, lorsque l’on se penche au balcon pour mater quelque scène et livrer son cul à la concupiscence, la perception s’en trouverait décuplée, compensant le fait de donner à voir ce qu’on ne voit pas de soi. Où il s’agit de jouir d’être traversé d’un regard, d’être sodomisé par l’œil. 

La pousse de l'œil exorbité

Un horizon à perte de vue

 

Où la chose ne fuit plus : un rien se déploie à l’horizon. Une ligne immense qui nous… cerne de toute part ! Un calme étrangement inquiétant s’installe tout autour de nous. Le guet se fait panorama. Mais embrasser du regard le monde, c’est négliger le proche (c’est le fameux übersehen allemand). Où le regard passe outre et en oublie (ou ne veut pas voir) ce qui est devant le bout de son nez.

 

L’espace alentour semble se dévoiler jusqu’à l’infini. Dans une transparence totale ! Et cela nous fait tourner la tête à 360°. L’œil se hausse, Le point de vue s’élève.  Et l’œil de s’échapper au-delà des vallons et mamelons. Dévalant les courbes de niveaux. Pour une ligne d’horizon qui est comme une ligne de crête, plus ou moins abrasée.  Tout est à sa place ?

 

Où l’œil se veut maître de la situation, omni-voyant, balayant sans cesse le monde de son regard. Exigeant qu’on ne lui bouche pas la vue comme ce prince chinois ou indien qui édifia les murailles de son château afin qu’elles épousent parfaitement la ligne de crête des montagnes alentours. Mais balayer du regard c’est aussi juger immodestement du négligeable.

 

Où la chose s’étend dans une mise à distance de son entourage. Contemple mais pas touche ! Un invisible impossible à franchir surgit devant nos yeux. Il faut garder ses distances. Où l’idole est comme un lac ceint de montagnes (en général cher aux contemplatifs). Ce qui doit nous faire réfléchir aux profondeurs insoupçonnables d’une telle vision. L’horizon n’est-il là que pour cacher ces pics et ne nous élevons nous que pour ne pas voir l’insondable gouffre de ce disque arasé sous nos pieds. Castration quand tu nous tiens !

 

Où le sujet peut se sentir cerné. Paranoïa généralisée ! Un dieu tout puissant est là, l’Autre te regarde.

 

C’est aussi le panopticon cher à Michel Foucault. Où le contemplatif est bien heureux de tenir à distance les choses. Un sujet centralisateur qui veut tout voir et tout contrôler mais ne met jamais la main à la pâte. C’est le fantasme de toute puissance du regard panoramique et panoptique. Il s’agit d’occuper la place du regard central de l’Autre.

 

Mais attention le regard témoin peut être en fait impuissant, voire complice, de l’acte criminel (dupé qu’est le sujet dans un fantasme de secourir). De l’assassinat considéré comme un des beaux arts !

 

Où l’œil comme chez Rothko, est cette ligne médiane désossée entre le carmin et l’obscur où galopent d’indiscernables cavaliers… Celui qui scrute indéfiniment le désert. Image floue, imprécise, dont la menace n’apparaît pas encore à l’œil… Le rien dévorant !

La pousse de l'œil exorbité

Un pan à brouter

 

Où un pan s’érige devant nous, infiniment grand et bouchant tout horizon, mais infiniment riche dans sa texture. La chose nous enveloppe comme dans un cocon. Un monde se déploie comme la queue d’un paon. Sans aucun recul nous y plongeons.

 

Un grain nous entraîne dans une quatrième dimension. La femme a toujours un grain de fantaisie dans la peau. Une peau s’offre à notre regard qui devient alors toucher. C’est le côté haptique du regard. Celui qui nous parle de dureté de mollesse, de ruissellement, de floconnement. Celui aussi qui nous sidère comme l’espace étoilé la nuit. Une texture qui peut devenir texte !

 

Où notre œil broute son champ de vision. Ou quadrille sa grille de lecture. In angulo cum libro ! L’œil interprète un monde.

 

Où la chose est une matière à explorer, un vêtement à tisser, un texte à déchiffrer. Un inextricable fouillis où inventer.

 

Où le sujet fusionne, se fait absorber.

 

Qu’il plonge ou se fasse absorber, son cocon prend les dimensions de l’univers.

 

Tache de vin à la texture de nuage. Buvard où le temps s’abreuve. Et tu pénètres dans l’objet de ta vue. Il n’y a plus de distance. Plus de fuite.

 

C'est un peu le manteau de la... Vierge, où l'on vient se réfugier et où une surface ocellée, poudrée d'éclats d'étoiles arrachés en secret à la nuit, se trame sous le manteau (et merci à Christian Prigent)... clandestinement... à la place de l'éternelle opacité raidie de la Figure fascinante, de la Forme avec un grand F. Des constellations explosent alors dans la nuit du corps virginal. Devant le pan de la robe du sublime, nous restons perplexes, pris au piège de tous ces points de fuite à perte de vue!

 

Le noir comme un resserrement, une condensation maximale de la couleur. Tout se comprime en une masse sombre d’où rien ne filtre sinon le savoir que tout y est concentré. Continuer d’approfondir.

La pousse de l'œil exorbité

Et pour finir un petit tableau récapitulatif :

 

FantasmeObjet viséPousséeObjet petit aBut
Une fente décoche un traitCoup d’éclatCoup d’œilUne fente dont nul or ne peut assumer la brillanceUn battement ébranleur
Une tête chercheuse enfle les dessousUn nœud en peloteUn œil s’insinue

Un support en creux en forme de labyrinthe

Un enveloppement à développer
L’anamorphose d’un détailLe dessin d’une découpeUn œil dé-taillantUn contour débordéUn démontage à regonfler
Une pointe qui cloue sur placeUn point de fuiteUn œil perçantUne mise en perspective Une machine à forer
Un horizon à perte de vueUn rien se déploieUn balayage du regardUn horizon intouchableEmbrasser du regard, cerner
Le grain de panUn grain qui fait lettreUn œil haptiqueUn grain de fantaisie dans la peauBrouter
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