Orage de roses

par Jean Michel Salvador  -  12 Avril 2016, 13:08  -  #Kiefer

C’est une peinture qui vous prend au corps. Comme s’il s’agissait d’y mettre la main et de la pétrir ! Où le peintre ne semble pas s’être ménagé pour rendre les forces qui agitent la mer comme les sillons de la terre ou les vagues d’un champ de blé secouées par le vent. Me fait penser à Nicolas de Staël qui, à ses débuts, maçonnait en force ses toiles avec sa truelle et ses mains de géant.

 

D’interminables champs terreux, pleins d’ornières, tellement épais de croûtes de peinture qu’on a l’impression qu’ils ont été labourés et sculptés avec de la glaise. Comme une invitation à s’enfoncer dans la peinture. Où l’œil… broute la terre, tout en se laissant envouter au loin par une perspective effarante.

La Bohème est au bord de la mer, Kiefer 1995

La Bohème est au bord de la mer, Kiefer 1995

Et ces vagues… ces déferlantes de peinture qui se ruent sur vous pour mieux vous engloutir. Où un pan s’érige devant vous : une pâte qui s’étire et se convulse… dans un fascinant arrêt sur image.  Mais bon sang pourquoi font elles si vrai ? Pourquoi l’écume n’est-elle jamais aussi bien représentée en peinture que par une giclure épaisse et tenace… qui colle à la toile. Pourquoi faut-il que le souffle marin se matérialise ainsi en un barbouillis équivoque pour qu’une houle prenne vie en peinture.  Comme si l’agitation du pinceau (ou de la truelle ou de la main !) avait à voir avec le tumulte marin. 

Détail de "Pour Rabbi Löw", Kiefer 2010-12

Détail de "Pour Rabbi Löw", Kiefer 2010-12

Un poème de Rimbaud a fasciné Anselm Kiefer dans sa jeunesse. Une de ses « illuminations », où s’entrelacent la mer et la terre… Fusion des éléments… Etraves et socs creusent leur sillon dans le séculaire concassement des éléments.

 

Les chars d’argent et de cuivre

Les proues d’acier et d’argent

Battent l’écume

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt,

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

 

Les rouleaux d’écume semblent portés à une incandescence absolue… c’est le foyer blanc des convulsions dont parlait Artaud à propos de Van Gogh… un absolu d’éclat dans l’échauffourée de la force !

Velimir Chlebnikov (détail), Kiefer 2004

Velimir Chlebnikov (détail), Kiefer 2004

La toile de Kiefer qui ouvre ce texte s’appelle « Böhmen liegt am meer » en hommage à Ingeborg Bachmann qui dans un de ses poèmes fait de la Bohème une côte : … Un mot m’accoste et je le laisse m’accoster… La Bohème est encore au bord de la mer...

 

Ce tableau est superbe, avec du… rose dans le blanc gris boueux… 

Détail de "la Bohème est au bord de la mer"

Détail de "la Bohème est au bord de la mer"

Un rose que j’adore…

 

Et pourtant… Des rails fuient parfois par-delà l’horizon des océans de terre de Kiefer. Et comme un son étrange nous interpelle. Peut-être le son de concrétions de boue et de métal qui s’entrechoquent. Son des plombages qui sautent, des dents qui cassent... Entraînés, broyés, fragmentés dans le maelström de la perspective. Nous connaissons l’Histoire. On ne peut pas ne pas y penser.

 

Kiefer a réalisé dans les années 70 toute une série de galeries de bois. Ce sont les grandes perspectives du Walhalla, le lieu où sont menés les guerriers germains illustres tombés au combat. Et celles qui se chargent de les y accompagner ce sont les valkyries, ces putains de vierges guerrières qui, malheureusement, affolent tant les hommes assoiffés de combats et de sang, en occident comme en orient ! Les cernes du bois s’étirent sous les flammes des torches. Veines noires. Sinistre mémoire.

Quaternité, Kiefer 1973

Quaternité, Kiefer 1973

Le poète qui hante Anselm Kiefer c’est Paul Celan, peut-être le plus grand poète de langue allemande de l’après-guerre, un juif roumain dont les parents seront assassinés l’hiver 42 dans un camp en Ukraine (et qui… entretint une relation amoureuse épistolaire de 20 ans avec Ingeborg Bachmann). Celan, élevé et éduqué dans la langue allemande, aimait dans sa jeunesse fredonner des chansons de lansquenet avec des refrains tels que « la mort chevauche en Flandres ». Où la mort chevauche une cavale noire comme jais… elle joue du tambour, du tambour très fort… elle bat sur une peau de mort. Celan qui de retour des camps écrira :

 

Un parfum souffle et rejoint-il la jouvencelle de Néerlande…

Sait- elle avec moi qu’elle rôde, la fidèle, la mort des Flandres,

Dans le vert Ukrainien, déguisée en cavalier, garnie de guirlandes

 

La peste brune avance masquée dans la campagne, déguisée et décorée des guirlandes de la culture allemande. Pourquoi Kriemhilde, la jouvencelle, extermine-t-elle sa propre famille après l’avoir invité dans son propre royaume ? Celan pas plus qu’un autre ne peut répondre à la question : comment la plus grande des cultures a-t-elle pu laisser la place à la plus grande des barbaries? Kiefer a d’ailleurs « gravé » sur bois une galerie d’ancêtres où le génie et l’esprit allemand, en particulier philosophique et musical, côtoient les militaires prussiens et… nazis. Ce bois si sombre de l’histoire il va chercher à l’encrer d’une encre noire et poisseuse, comme faite de résine. Ça ne sèche jamais ! La contamination est tragique, personne n’en sort indemne. 

La bataille d'Hermann, Kiefer 1978

La bataille d'Hermann, Kiefer 1978

Il y a comme une étrange complicité entre la musique et la mort en Allemagne. C’est l’histoire du violon assassin du spielman Volker von Alzey, le ménestrel des Nibelungen, le chevalier aux armoiries qui se passent de commentaires. Ses coups d’archet sont rouges… ses sons tuent. 

Armoiries de Volker von Alzey

Armoiries de Volker von Alzey

Le poème le plus célèbre de Celan, Todesfuge (Fugue de la mort), sera récité et chanté ( !?) au Bundestag en 1988 pour le cinquantenaire de la nuit de cristal.

 

Lait noir de l’aube nous te buvons…

Un homme habite la maison qui joue avec les serpents qui écrit

Qui écrit qu’il va faire noir en Allemagne

Margarete tes cheveux d’or

Il l’écrit et va devant la maison et les étoiles flamboient il hèle sa meute

Tes cheveux de cendre Sulamith

Nous creusons une fosse dans les airs

Où l’on n’est pas serré…

Il crie plus sombres caressez les violons

Et vous monterez dans les airs en fumée

La mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu

 

Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Celan se jette dans la Seine du pont Mirabeau…

 

Les magnifiques ciels étoilés de Kiefer ne sont pas innocents… des robes de petites filles y flottent parfois, c’est le lieu où sont partis ceux et celles qui n’auraient pas dû partir…

Détail de "Pas encore né", Kiefer 2001

Détail de "Pas encore né", Kiefer 2001

Un tableau de Kiefer s’intitule : « Que mille fleurs s’épanouissent ». Il s’agit d’une référence à Mao et sa campagne des cent fleurs, cette « comédie qui se muera en tragédie » et qui « rectifiera » dans le sang des dizaines de milliers d’intellectuels. Mais comme sur ce tableau le personnage de Mao ressemble à un poilu français de 14-18, j’ai plutôt une pensée pour ceux qui, il y a maintenant cent ans, sont partis la fleur au fusil et ont fini dans la boue des tranchées.

Détail de "Que mille fleurs s'épanouissent", Kiefer 2000

Détail de "Que mille fleurs s'épanouissent", Kiefer 2000

La première fois que j’ai lu Claude Simon (trouvé par hasard dans la bibliothèque familiale des Cévennes !) je devais avoir… 21 ou 22 ans. Et je suis tombé sur ça… la première page de « La route des Flandres » (qui évoque la déroute de 40) : «… les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose leurs dents froides et blanches de loup mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit… »

 

Un passage qui est resté gravé profondément dans ma mémoire. Pourquoi ai-je tant aimé cette gueule bordée de rose ? En tous les cas J’ai dévoré le livre.

 

Alors regardez le rose de ces mille fleurs ! Je l’adore.

Détail de "Que mille fleurs s'épanouissent", Kiefer

Détail de "Que mille fleurs s'épanouissent", Kiefer

Et par-delà l’horreur et l’Histoire sombre auxquelles renvoient les tableaux de Kiefer il y a toujours ce rose qui m’attire, m’émeut et me fascine.

 

Le rose est… si rose sur le gris. Comme une pluie de roses sur l’envers du monde gris.

 

Ingeborg Bachmann a intitulé un de ses poèmes : orage de roses…

 

Et je me prends à écouter un rock psychédélique des Pink Floyd… « Set the controls for the heart of the sun.”

 

Celan parlait lui de faire fondre le rose de la glèbe. « Quand la glèbe, rosie, se fend. »

 

Où de la boue de rose jonche le sol gris. Marcher et tracer un long sillage dans de la cendre de rose, de la poudre et poussière de rose. De l’ordure de rose. Chair des roses, gluantes, humides. Ecrasées et comme saignantes.

 

Rouges, roses, violacées.

 

Se perdre dans le rose, la moiteur du rose… la douce obscénité du rose.

 

Kiefer s’est d’ailleurs intéressé très tôt à l’écorce des arbres et aux couleurs qui s’y cachaient. Contre le pop art d’Andy Warhol. C’est le pin (Kiefer en allemand) qui laisse superbement percer des tons roses derrière le bleu-gris de son écorce. Je peux rester scotcher des heures devant l’écorce d’un pin.

 

Un rose et des fleurs chez Kiefer qu’il faut donc ré-enchanter.

Détail de Tandradei, Kiefer 2013

Détail de Tandradei, Kiefer 2013

Interview de Kiefer : « J’avais ces photos superbes de Barjac (dans le Gard où il avait son atelier) : des fleurs, des champs de pavots (comme des gros coquelicots rouges), toutes sortes de fleurs,… comme celles que l’on voit dans les peintures de Monet. J’adore ces photos. Et ici à Croissy (dans son nouvel atelier en Région parisienne) j’ai commencé à peindre des fleurs parce que je n’étais plus dans le sud de la France. Et je pensais : des fleurs… argh (traduction perso ; ) en fait Ugh en anglais) ! Qu’est-ce que je peux bien faire avec ça ? C’est absurde. Et j’ai réalisé que je devais les combiner avec un élément négatif ou cynique et je me suis dit Oh ! Je peux faire une série « Morgenthau » (secrétaire américain au trésor sous la présidence Roosevelt, et qui imagina un plan « agricole » un peu absurde visant à empêcher l’Allemagne de redevenir une puissance militaire après-guerre). Et dans cette série l’Allemagne serait couverte de fleurs magnifiques… Ce serait fantastique parce que grâce au plan Morgenthau il n’y aurait ni industrie ni autoroutes mais seulement des fleurs. Je me suis senti coupable de faire des choses si jolies, de peindre des jolies fleurs. Mais j’ai vu que les gens les aimaient et j’ai pensé Waou ! »

Feu sacré, Kiefer 2013

Feu sacré, Kiefer 2013

Monet : « Il règne ici un ton rose extraordinaire, intraduisible. Il faut oser mettre tous les tons de rose et de bleu. Garance pâle et violet, turquoise et corail (mes couleurs préférées !), outremer et carmin, ou comment les appeler ces couleurs… extravagantes... C’est tellement touffu partout, c’est délicieux à voir… Il faut avancer, avancer toujours, s’enfoncer au cœur de ce fouillis qui est la peinture même… ». Monet n’y arrive pas. Il se sent en dessous… dépassé… 

 

Un rose corail étourdissant… Des fleurs de sang comme les appelle Kiefer (Blutblume). Sur du gris sable.

Fleur de sang, livre de Kiefer 2001

Fleur de sang, livre de Kiefer 2001

Un jour alors que je parcourais une exposition sur Nicolas de Staël, une peinture m’arrête. Ou plutôt un éclat… un orange vermillon entraperçu derrière des barreaux de pâte épaisse étalés et maçonnés en gris-bleu. 

Hommage à Piranèse, Nicolas de Staël 1948

Hommage à Piranèse, Nicolas de Staël 1948

Des dessous ou des lointains rouge orangé, comme des métaux précieux, furieusement attirants…

 

Comme un impossible… « Et cette impression de scandaleux, d’interdit qui émane des choses dont la destination première n’était pas d’être exposées aux regards, qui étaient faites pour rester dans l’obscurité, les ténèbres, nous révélant que celles-ci ne sont pas noires, absence de couleurs comme on se le figure, mais violence, éblouissement, éclat : pourpre, cinabre, soufre, corail, amarante, feu, cuivre, fauve, turquoise, jade, bronze : une somptuosité extraite, arrachée du cœur opaque des métaux, de la terre. » (Claude Simon)

 

La peinture de Nicolas de Staël s’est diluée au fil des ans. A la fin il n’y a plus de pâte, plus de couteau pour maçonner et enfermer la beauté comme un forcené... Un piano noir est là… Le rouge se répand, enfle de partout…  vous absorbe. On y plonge.  Pour s’y dissoudre ? Comme de Staël qui s’est jeté par la fenêtre avant de l’avoir achevé.

Le concert, Nicolas de Staël 1955

Le concert, Nicolas de Staël 1955

« On ne sait pas comment cela se passe pour le fond, on touche quelque chose, c’est tout… la surface et le fond c’est tout un. » (De Staël)

 

Mais encore une fois, par-delà la tragédie liée à ce tableau, cette libération et cet envahissement du rouge m’est jouissif (avec ce rose sous le piano !). Un haut fond fait surface dans une sensualité sans retenue. Ça déborde de partout. Où il s’agit de boire la vie à pleines gorgées dans une soif de couleur inextinguible. En prendre plein la gueule de cet éclat qui se livre enfin...

 

Et de même que ce sont les groupes de hard rock qui font parfois les meilleurs slows, ce sont des peintres « matérialistes » et boueux comme Kiefer qui font parfois les plus belles aquarelles… Et l’on doit bien parler alors avec lui de la puissance de la peinture à enfermer ce qu’elle fait jaillir… comme de faire jaillir ce qu’elle enferme.

"Aller tage abend, alle abends tage", Kiefer 2014

"Aller tage abend, alle abends tage", Kiefer 2014

C’est un jus de couleur… Une liqueur forte…  Comme une orange pressée.

 

« La buvant par là tout entière la faisant entrer en moi tout entière comme ces oranges où enfant malgré la défense que l’on m’en faisait disant que c’était sale mal élevé bruyant j’aimais percer un trou et presser, pressant buvant son ventre les boules de ses seins fuyant sous mes doigts. » (Claude Simon once again)

Détail d'une peinture de Pierre Soulages de juillet 1965

Détail d'une peinture de Pierre Soulages de juillet 1965

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :