Un cimetière d'enfance de Magritte

par Jean Michel Salvador  -  14 Octobre 2016, 13:58  -  #Magritte

Je n’ai jamais beaucoup aimé la peinture de Magritte… ou tout du moins la « facture » de ses toiles et  gouaches. Trop simple ou trop « naïve »… peut-être… Mais, pour moi qui baigne dans la BD depuis ma plus tendre enfance, grand admirateur de la ligne claire de Tintin ou de Lucky Luke avant de préférer les couleurs saturées sur fond gris de Bilal, je crois que ce sont certaines particularités de son style qui m’ont plutôt… refroidi. Ses bois comme du contreplaqué bon marché, le gris terriblement neutre de ses pierres, ses murs où chaque brique est soigneusement délinée, ses imperturbables ciels bleus agrémentés de quelques nuages blancs… ou encore ses roses chair… irréels. Des roses effacés qui de perdre leur rouge apparaissent comme sans vie et qui de plus, parfois, s’allient à son bleu azur pour former des femmes-statues qui me laissent totalement de… marbre. Autant vous dire que je n’aime pas les nus de Magritte : leur étrange bleu-rose ne me fait ni chaud ni froid…

 

En fait on est comme sans affect devant cette peinture, où les contours sont trop nettement découpés et coloriés de teintes trop claires pour ne pas nous… cacher quelque chose.  Tout cela est trop appliqué ou trop poli pour être honnête. Une facture neutre, plate, terne et uniforme… mais n’est-ce pas quelque part ce qu’il recherchait… pour que le regard se porte avant tout sur le jeu des images et pas au-delà.

Détail de Golconde, Magritte 1953

Détail de Golconde, Magritte 1953

Alors certaines de ses images ont fait plusieurs fois le tour du monde. Elles ont insidieusement imprégné notre culture. Qui ne connait pas Magritte, ses pluies d’hommes en chapeau melon et ses tableaux de tableaux qui mettent en abyme la réalité de notre monde. C’est indéniable : ses jeux d’images ont ce pouvoir de nous taper dans l’œil, n’en déplaise aux amateurs comme moi de matière fraîche en peinture. En réalisant de multiples variations à la gouache de certaines de ses œuvres il aura été un marchand de clichés. Où la perte de l’aura de l’original en peinture se transforme en une démultiplication rayonnante des idées. Ou comment appliquer le bouche à oreille aux jeux d’images bien avant internet et la dissémination de ses… « pages vues ». Il disait éprouver une volupté mécanique à reproduire ses propres toiles. Cela lui permettait de travailler dans une parfaite vacuité intellectuelle qu’il revendiquait et qui nourrissait un sens de l’ennui qu’il semble avoir toujours cultivé.

Ses personnages et ses objets, immobiles ou figés sont comme les pièces d’un puzzle de bois. Il les déplace et les échange d’un tableau l’autre. Un jeu de mains « intellectuel » où il s’agit de combiner les images… sans trop y toucher. Magritte ne mettait d’ailleurs pas vraiment la main à la pâte, s’astreignant à peindre « proprement » dans sa salle à manger : c’était un peintre économe, sans dépense excessive, un froid calculateur.

 

Première anicroche dans l’histoire. Comme on le sait bien qui dit… jeu de mains dit… jeu de vilains. Magritte et ses deux frères furent dans leur prime jeunesse des enfants très turbulents, des farceurs durs… s’amusant à enrober de merde les poignées de porte de leurs voisins ou à déverser de la levure dans les toilettes des cafés ! Un goût du scandale que notre peintre conservera toute sa vie et… jamais aussi jubilatoire que lorsqu’il se double de scatologie et d’insultes.

 

Mais revenons à nos moutons. Magritte aura « clairement » négligé les valeurs tactiles de la touche et de la matière pour la seule netteté frigide des images. Il a lui-même précisé qu’il recherchait une représentation objective des objets qui soit clairement comprise de tous. Car comme l’a fait remarquer Donald Davidson, si, en linguistique, l’effet de sens n’est pas simple signification, encore faut-il bien voir que pour dire que « la terre est bleu comme une orange » il faut au préalable que tout le monde s’accorde sur l’orange et le bleu. Et si Magritte dépouille les objets familiers de leurs particularités accidentelles, c’est qu’au-delà de toute signification conventionnelle, il cherche à produire avec ses images des effets de sens… détonants. Il cherche à faire… « hurler » les objets par le biais d’étranges accointances. Lorsqu’il vit la reproduction du « chant de l’amour » de Chirico en 1925, il ne put parait-il retenir ses larmes. Il fut complètement bluffé par cet inquiétant assemblage d’une boule verte, d’un gant de caoutchouc rouge et d’une tête sculptée à la romaine, avec une locomotive dans les lointains, le tout aux côtés d’un jeu d’arcades qui déconstruit plus qu’il ne crée la… perspective. Taille anormale des objets, perspective faussée, choc des couleurs pour un effet… étrangement inquiétant ! Magritte voudra dès lors systématiquement donner à ses toiles « un effet poétique bouleversant ». En 1936, rêvant d’un œuf énorme dans une cage… et se retrouvant de nouveau totalement désarmé et fasciné devant l’alliance déroutante de deux objets, mais ayant cette fois entre eux des « affinités » symboliques, il décidera de moins sauter du « coq à l’âne » et cherchera alors à déboussoler le spectateur en lui posant des énigmes, en lui présentifiant un… problème.

Le chant de l'amour, Chirico 1914

Le chant de l'amour, Chirico 1914

Où il s’agit, en devenant un instituteur du non-sens, d’énoncer le plus clairement possible un problème absurde. Et de même qu'il se sert de représentations simples comprises de tous pour donner des effets de sens à ses images, Magritte emploiera, quand il voudra laisser une  inscription sur ses toiles, une écriture cursive et scolaire, avec des pleins et des déliés marqués. Il faut en fait prendre l'écriture manuelle de l'instituteur qui initie au... langage, privilégier dans chaque mot le bloc lexématique comme une entité à part entière... pour bien jouer des signifiés premiers.

 

La platitude de ses images, son écriture appliquée et la façon dont il n’a cessé de les combiner et de les connecter latéralement, font de lui un manipulateur d’icônes, de signes et de mots… pour le moins singulier. Avec en apparence pas de profondeur… afin de permettre tous les glissements de sens possibles. Ecoutez Magritte : « Je devins peu certain de la profondeur des campagnes, très peu persuadé de l’éloignement du bleu léger de l’horizon ». Une peinture sans lointains ni dessous ? Etonnant non ?

 

Mais fait-on un jeu d’images comme on fait un jeu de mots ? Car si ce dernier surprend, c’est par sa solution immédiate, dans la jouissance du trait d’esprit… et on sait bien ce qui généralement se déplace dans les dessous.

 

Avec les jeux d’images de Magritte, c’est comme si l’énigme était là pour combler le sens et non le soutenir. Où il s'agit de faire tenir ensemble les images pour bien contenir l'inconsistance du sens. Cachez- moi ce sens que je ne saurai voir ! Si ceci n’est pas une pipe (et on y va dans les sous-entendus lubriques), notre peintre semble en peine de désigner ce que l’image recouvre…

Montage perso, la clef des... pipes

Montage perso, la clef des... pipes

D’où cette mise en avant d’un problème… insoluble. Où, en jouant avec les mots, l’eau pourrait faire sa première apparition… comme une deuxième anicroche à la belle histoire. Pascal Quignard aime à rappeler que le mot français problème désignait en grec le promontoire qui s’avance dans la mer. Où l’on se retrouve comme un plongeur de Paestum (cette incroyable fresque grecque à la ligne magnifiquement claire !), les mains tendues au-devant de sa tête, en direction d’une natation… obscure. Magritte aurait-il un problème avec l’eau ?

Détail de la tombe du plongeur à Paestum

Détail de la tombe du plongeur à Paestum

Et donc... ce qui m’a toujours frappé chez Magritte, moi qui adore les énigmes et les vieux Point’n Click, ces jeux-vidéos qui vous entraînent de résolution d’énigme en résolution de rébus à fouiller tout un monde, c’est qu’avec lui il y a bien énigme mais pas de réponse qui vaille… véritablement. Vous me direz que c’est peut-être le propre des… images. Pas de résolution qui vaille (même si l’on zoome désespérément).

 

Magritte est intrigué par l’image de la ressemblance : il peint des images d’images… des tableaux de tableaux… il peint la peinture elle même... pour faire voir ce qui ne se voit pas. Un peu comme quand Lacan nous dit « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », ici il s’agirait de nous montrer « qu’on peigne reste oublié derrière l’image, dans ce qu’elle montre ». Démonter et déconstruire le travail de la ressemblance en en peignant l’essence. Dans une réduction du réel à l’état de surfaces et d’images de mots… Un laminage consciencieux pour ramener tout au même plan. Une mise à plat qui est en fait un antiplatonisme... affiché. Magritte ne veut pas entendre parler d'un idéal de la profondeur ! Le peintre n'est pas, comme le voudrait Platon, un charlatan ou un fabricant de simulacres car il n'y a rien derrière et la peinture, comme la poésie, est... pensée. Magritte aime rappeler la pensée de Pascal qui dit que la peinture attire notre admiration par la ressemblance des choses dont nous n'admirons pas les originaux. Et les moulages que l'on retrouve dans plusieurs de ses tableaux soulignent l'éternelle absence du modèle dont ils ne sont même pas la trace directe puisqu'ils n'ont pas été en contact avec lui. Des moulages où la transparence du style qu'il recherche est poussée à l'extrême puisque justement celui ci y est supposé être absent.

La lumière des coïncidences, Magritte 1933

La lumière des coïncidences, Magritte 1933

Où un buste aux belles formes idéales et suggestives se révèle être l'idée lumineuse d'une bougie qui ne pense qu'à ça... Rien qu'un  tronc, un simulacre blanc qui ne prend corps que sous l'emprise du désir !

 

Mais il y a un problème de fond. Car la métaphore normalement échange et substitue : elle fait passer dans les dessous le commun attendu pour faire ressurgir de l’étrangement vivant. Or Magritte lui-même le dit : « si je peins un ciel de sang… il n’y a plus de métaphore. » Comme si, avec ses images, il s’agissait de l’existence réelle du désir métaphorique… mais sans le moindre affect. D'ailleurs si l'on peut louer une femme en évoquant son cou de cygne il n'est pas sûr que l'on soit ravi par l'association en peinture de son visage à un réel cou de cygne.

 

Si Magritte incarne par excellence le surréalisme belge, on notera qu’en même temps il n’est pas un vrai surréaliste en ce sens qu’il ne laisse pas sourdre l’inconscient. La peinture automatique n’est pas son fort : on a bien vu que c’était un peintre économe et calculateur. En fait il n’est pas assez déréel (il y a encore une logique de l’absurde chez lui) et pas assez surréel (un couvercle empêche « clairement » certaines choses de remonter à la surface). Et s’il est dans la tentation de l’hyperréalisme c’est pour bien clarifier les éléments de sa pensée. Dans un impératif d’évidence… pour un bel absurde et un implacable essentiel.

 

Avec un refoulement qui porterait donc sur la réponse et non sur la question et que soutiendrait le refus de toute forme d’explication qui réduirait l’image à l’état de symptôme. Comme une irrépressible volonté de résister par tous les moyens à une interprétation qui épuiserait le sens qui n’est jamais déposé dans l’image... Magritte ne veut pas entendre parler de psychanalyse ! Mais tel est pris, en disant cela, celui qui croyait prendre.

 

Les fantasmes De Magritte sont trop bien construits pour être naturels. Leur architecture léchée  dévoile leur valeur défensive de contre investissement. Rappelons ce qu’est une Image-écran en psychanalyse. C’est le lieu de projection qui rend visible l’expérience vécue mais qui, par l’opacité même de l’image, est une défense qui interdit d’aller au-delà de ce qu’elle donne à voir. Est-ce un problème ? Et faut-il se plonger dans le problème ?

 

Si Magritte multiplie les images-écrans et pervertit les images c’est pour tenter de pallier un manque symbolique. Quelque chose d’indicible coure dans les dessous.

 

Et face à un tableau de Magritte, insupportable de lisse et de silence, on espère toujours que quelque chose craque enfin. Alors comment briser la glace… par-delà le miroir… souvent noir et implacable dans ses œuvres. Une monstration toute nue où se reflète parfois le dos de celui qui le  regarde dans un étrange et inquiétant redoublement. L’homme au miroir comme l’homme à la fenêtre contemple les paysages de son monde interne! L’homme à la fenêtre est toujours une représentation de l’homme au miroir de ses pensées. Comme chez Kafka fenêtres et portes ne font communiquer que des espaces internes, d’où l’on ne sort jamais.

Les Liaisons dangereuses, Magritte 1936

Les Liaisons dangereuses, Magritte 1936

Chez Magritte la stupeur du visible tient dans sa seule surface. Dans un espace atone sans affects où se jouent des scènes d’absences dans un monde de silence.  Le retour du refoulé serait donc peut-être une scène où il était absent… un moment où il était sidéré et vide.

 

Cette peinture est finalement trop lisse pour ne pas cacher une peinture d’effroi !

 

Alors il y a ce fameux « Empire des lumières » ! L’un des tableaux les plus célèbres de Magritte… Une maison au bord d’un canal… la nuit… le jour.

 

« Des fenêtres qui laissent sourdre le rose pâle des murs. Comme un désir gonflé d’espérance. Quand dans cette maison bien trop sage, sans grâce, mais non sans charme, le regard pénètre à travers les fenêtres ouvertes, il rencontre le silence immuable d’un appartement aux murs tapissés de chair… trop rose. L’éternelle absente à la peau si rose… portant un peignoir rose avec l’abat-jour derrière elle, et la lumière rose… et aussi des pantoufles de satin cerise. » (Maurice Corcos)

L'empire des lumières, Magritte 1953-54

L'empire des lumières, Magritte 1953-54

Comment ne pas penser au suicide de sa mère… pour lui la chose dont il ne faut surtout pas parler… à personne… jamais. Plongeant un soir dans la Sambre… « Elle y avait erré comme une barque pourrissante, s’enfonçant, régressant de ce monstrueux cimetière sombre, s’en nourrissant et le nourrissant, vaseux, envasée et puis lavée, lissée indéfiniment par le courant froid et noir, jusqu’à refaire surface…. obscène, le visage voilé par sa chemise de nuit, le corps nu offert aux regards (elle portait des bas noirs)… tragique et grotesque, insensé… un monstre, une sirène à l’envers. » (Pierre Sterckx)

invention d'une invention collective, montage perso

invention d'une invention collective, montage perso

« Elle ne m’aimait pas, elle ne m’a jamais aimé », pensera-t-il… alors que certains chuchoteront que ce sont les insolences de ses enfants et les turpitudes de son mari qui l’ont tuée.

 

Il avait 14 ans… et l’étrange sentiment de jouer le rôle central de cette tragédie… d’en être un héros. Terrible ce qu'une tragédie et son déni peuvent vous amener à penser.

 

Un visage sexe ôte la vue et pétrifie les intrépides… à jamais. Une sirène inversée et dérangeante montre plus que la simple gêne du voyeur: elle révèle ce qui se dé-robe à la vue chez Magritte. 

La ruse symétrique, Magritte 1928

La ruse symétrique, Magritte 1928

La mère qui n’est plus alors que source glacée, un miroir sans vibrations, opaque et transparent pour l’enfant qui y lit dans le fond de son avidité naissante, le fond de sa tristesse à elle.

 

« Du bassin aboli qui mire les alarmes…Sous ta glace au trou profond… dans ta sévère fontaine… j’ai de mon rêve épars connu la nudité. » (Mallarmé)

 

Et notre Magritte devra vivre avec ses fantômes, « les images pelliculaires d’elle toujours morte et de lui toujours enfant, qui flottent tels des nénuphars sur la surface de l’eau d’un miroir qui se fait abyme. » (Maurice Corcos)

 

Les gouffres et les abîmes sont les métaphores du sexe féminin. Et c’est cela que Magritte, médusé, tente d’approcher au plus près… Une profondeur qui appelle au secours. Comment ôter au miroir sa profondeur mortelle ? Le temps n’est pas linéaire, l’événement ne vit ou ne revit et survit que comme une image. De quoi réfléchir à l’engloutissement de l’aplat en peinture... flottant au dessus des gouffres obscurs. Où colorier peut aussi consister à effacer un noir profond.

 

Il faut donc absolument faire barrage à ce maelström. Y plonger les yeux ce serait arrêter le travail des images. Dans une condamnation à l’impuissance : un arrêt sur image. L’œuvre de Magritte montre qu’on arrive, par bon sens, à se donner cette espèce d’opium d’imagination qui nous détourne de compter nos malheurs. Grand baiseur dans sa jeunesse, il finira par se passionner tendrement pour une seule femme qui lui sera beaucoup infidèle. Un imaginaire féérique comble le vide de l’absence et le manque d’objet. Est-ce de trop rêver que Magritte ne bande plus et n’honore plus sa femme ?

 

Alors quand il s’agit de s’approcher de l’eau tumultueuse, « l’homme du large » s’habille d’une combinaison étanche. Avec jamais loin comme un étrange soutien, une balustre de balcon, comme une quille… visiblement indispensable pour bien se tenir face aux éléments. Ce que Magritte n’a jamais osé penser ni ressentir, c’est la dissolution du moi dans l’univers.

La voleuse, Magritte 1927

La voleuse, Magritte 1927

Irma Vep dans "les vampires" de Feuillade 1915

Irma Vep dans "les vampires" de Feuillade 1915

Pour aller à l’océan on revêt donc la tenue étanche des héros de ses 10-15ans, ces vengeurs masqués que Magritte adorait: les Fantomas, Judex ou autres Irma Vep  (tous ces Dark Vador des années dix que Magritte adolescent retrouvait dans les films de Feuillade).

 

Un collant de caoutchouc… non pas rouge comme le gant du chant de l’amour de Chirico mais bien noir. Ne portait-elle pas des bas noirs… Le mystère et la mort s’entrelacent pour Magritte dans les eaux de la Sambre.

 

Comme beaucoup d’adolescent, le jeune Magritte a la passion du mystère. Il bande devant Irma Vep (l’anagramme de vampire) lorsqu’elle apparaît dans sa combinaison moulante noire qui fait d’elle un ange du Mal au charme envoûtant. Il crie partout « Zigomar peau d’anguille », en se prenant pour ce dangereux zigoto masqué qui, avant Zorro, affichait la griffe du Z sur sa cagoule. Et comme le raconte Jacques Roisin, l’éminent spécialiste de l’enfance de Magritte, lorsque les rues du Chatelet (cette ville sur les bords de la Sambre où il habitait quand sa mère se suicida) étaient plongées dans la nuit noire, Magritte entraînait son père et ses frères à se poster, muni chacun d’un parapluie, dans les encoignures des portes, et à guetter le passant. Quand celui-ci arrivait à la hauteur du premier de la bande, il entendait un flop-flop surgir du noir. Il ignorait qu’il s’agissait du bruit causé par l’ouverture et la fermeture du premier parapluie. Un peu plus loin un même bruit inquiétant se répétait, et plus loin encore…. Jusqu’à ce que pris d’effroi, il détale dans la nuit.

 

Et puis il y a ce souvenir, ou plutôt ce cimetière d’enfance de Magritte que j’adore pour ses résonances avec mes propres fantasmes : « Dans mon enfance, j’aimais jouer avec une petite fille, dans le vieux cimetière désaffecté d’une petite ville de province (Soignies). Nous visitions les caveaux souterrains dont nous pouvions soulever les lourdes portes de fer et nous remontions à la lumière, où un artiste peintre, venu de la capitale, peignait dans une allée du cimetière, très pittoresque avec ses colonnes de pierres brisées jonchant les feuilles mortes. » Où le peintre nous raconte lui-même ce qui serait à l’origine de sa passion pour… la peinture ! Comme d’habitude le sexe et la mort y jouent les premiers rôles... dans une atmosphère de pénombre en plein jour et dans le décor gothique d’un cimetière cossu et bourgeois.

 

"La petite fille était l'objet de mes rêveries et se trouvait engagée dans des atmosphères mouvementées de gares, de fêtes ou de villes, que je créais pour elle".

Le cimetière d'enfance de Magritte, oeuvre perso

Le cimetière d'enfance de Magritte, oeuvre perso

Magritte était également un fan d’Edgard Allan Poe avec ses lacs obscurs, ses bois hantés et la brume humide sur les marais. Furieusement attiré par cette « ombre des arbres tombant pesamment sur l’eau et semblant s’y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l’élément ». Fasciné par « l’obscurité de ce monde, ce greyish green que la nature a choisi pour la tombe de la beauté ! » Magritte utilisera d’ailleurs longtemps un vert-bouteille associé à des tons grisâtres ou des jaunes et des bruns éteints lorsqu’il peindra ses toiles autour de l’eau, la mort, le voile et… les combinaisons de caoutchouc.

Les amants, Magritte 1928

Les amants, Magritte 1928

La vue de méduse rend rigide d’effroi, elle change en pierre. Erection fatale. Enfant figé devant la Sambre, Magritte sera un adulte carapacé. Un corps raide portant chapeau boule. Phallique et pudique. Absent à lui-même, corseté, parfois même armuré de vêtements conformistes bien serrés à même le corps, et le cou toujours cravaté… vêtu impeccablement et implacablement de noir si ce n’est un col blanc… Pour Corcos c’est ainsi qu’il veut présentifier l’absence maternelle, l’éternel suspens de l’objet dans la mélancolie du sujet…  cet objet incorporé qui tient au corps. Une volonté d’effacement de soi qui requiert la neutralité d’un paraître que Magritte n’aura de cesse de resserrer sur la forme aussi insipide qu’universelle du commis britannique.

Détail des "rêveries du promeneur solitaire", Magritte 1926

Détail des "rêveries du promeneur solitaire", Magritte 1926

Le chapeau melon qu’il affectionne est comme l’emblème de sa virilité laquelle devient douteuse dès que l’artiste prive de son corps son porteur, comme dans « l’heureux donateur ». Cet homme n’est qu’un reflet, un fantôme. Au travers de sa silhouette… on voit ce qu’il regarde : une maison crépusculaire dans le silence des arbres… avec ses fenêtres qui laissent sourdre un jaune… rosé.

L'heureux donateur, Magritte 1966

L'heureux donateur, Magritte 1966

Un fantôme. Ou bien l’être s’évapore jusqu’à la symbolisation et l’abstraction… ou alors son corps s’embourgeoise et se minéralise… un homme pieu qui renonce à former des pensées… pour vaincre cette fureur interne qui n’en démord pas.

 

Les toiles de Magritte sont souvent d’ailleurs comme minérales… pas de mousse… nul trace de pourriture… nudité de la désolation. Délire à froid.

 

Et l’on assiste à une élision du sujet pour… un devenir majuscule de l’objet. Une étrange obésité objectale va ainsi de pair avec la détumescence du sujet. Où la chose emplit toute la scène du tableau. Où une pomme ou une pierre peuvent envahir une pièce et en combler tous les espaces. Le sujet peut aussi se faire tout petit et se retrouver face à une... géante. Où il s’agit visiblement d'enfler de son désir l’être aimé au point qu’il remplisse le monde. Ne voir qu’elle… la voir énorme… à la démesure de son désir.

 

Magritte se rappelait bien de la montgolfière qui tomba un jour sur sa maison. Il reparlera toute sa vie de ce ballon dégonflé, cette longue chose molle que des messieurs coiffés de casquettes à oreillettes et vêtus de cuir ont du traîner dans les escaliers.

 

Où l’objet du désir s’avère devoir prendre tout l’espace et, gonflé à bloc, rassurer quant aux… gouffres.

 

Les deux objets de prédilection de Magritte, ses fétiches en peinture, sont la balustre-quille et le grelot. La première évoque la froideur de la statue. Sa sensualité réside dans l’alternance des courbes et contre courbes... Avec une boule à son sommet. Elle peut même devenir un monstrueux cyclope dont la tête et le globe oculaire ne font qu’un. Un bien étrange fétiche phallique… mais pour quel compromis ? Perdant la boule la quille enfante le grelot : une boule fendue d’une sombre meurtrière. Un grelot d’acier acéré, impassible, froid. « Les grelots de fer pendus aux cous de nos admirables chevaux je préférais croire qu’ils poussaient comme des plantes dangereuses au bord des gouffres ». Une boule... un œil... au bord d’un gouffre… comme un écho discret d’un devenir chose qui menace le sujet de suppression définitive. Le grelot, comme un œil de serpent avec son regard reptilien, condense les jouissances et les terreurs du sexe. Et puis l’objet peut perdre sa fente, ou prendre de l’ampleur… et léviter pour éloigner la peur. Mais ces escadrilles d’OVNIS dans le ciel, à l’instar des grappes de billes qui poussent au sein des plantes, restent toujours aussi étrangement inquiétantes.

 

N’entendez-vous pas alors comme un roulement de cailloux à la Beckett… comme un roulement d’images qu'on conserve précieusement... au fond de sa poche.

 

Cet objet de métal fendu et sonore est un « aboli bibelot d’inanité sonore ».

 

Sur une des toiles de Magritte le grelot se fend d’un beau rose.

 

Pas de meilleure conclusion… Je m’arrête là… aucune résolution qui vaille.

La naissance de l'idole, Magritte 1926

La naissance de l'idole, Magritte 1926

Le grelot cher à Magritte sur fond noir

Le grelot cher à Magritte sur fond noir

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