Du délice des gouffres

par Jean-Michel Salvador  -  26 Octobre 2020, 17:56

D'un coin de paradis perdu en forêt

Laubwald mit dem Heiligen Georg, Altdorfer, 1510

Laubwald mit dem Heiligen Georg, Altdorfer, 1510

Où il s’agirait au départ de se mettre en quête d’un… chemin, en tentant de s’enfoncer dans un tableau très connu d’Altdorfer, « Laubwald mit dem Heiligen Georg » (il faut entendre la prononciation en allemand du prénom gee-ork, "celui qui ouvre la terre"), une œuvre de petite taille datée de 1510, peinte sur une feuille de parchemin elle-même collée sur un panneau de tilleul.

 

A la recherche d’une trouée perdue… comme pour passer au travers de ce rideau de feuilles qui remplit quasiment tout l’espace. C’est qu’ici, St Georges terrasse le dragon dans un taillis de feuillus si vaste et si dense qu’on s’y perd complètement… au point d’en oublier totalement leur présence quasi insignifiante au bas de l’image. On ne sait finalement qui du dragon ou de ce rideau de feuilles garde le mieux l’anfractuosité sombre et interdite où, selon la légende, une princesse serait retenue prisonnière. A moins que cette complexe et délicate frondaison, cette brillante « intricacy » comme diraient les anglais, n’ait été exécutée que pour combler un vide angoissant et mieux oublier ce quelque chose qui toujours échappe à la vue. Où finalement, pour éviter de trop penser aux origines et aux fins du monde, on se rassure comme on peut en « faisant bien » les choses… en délinéant méticuleusement les feuilles... une par une… dans une accumulation prodigieuse ! Accidentant et crevassant à l'infini leurs bords pour bien faire vibrer leur dentelure dans un véritable vertige fractal… un délire végétal qui ouvre sa profondeur à la précipitation d'innombrables chatoiements.

 

"... et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l'obscur fouillis des branches…" (Claude Simon)

 

Argh qu’il est « bon » de passer le temps à dé-tailler une belle feuillée ! Jusqu’à obtenir une écume un peu dorée… peut-être la concrétisation matérielle du désir d’un obsessionnel qui ne veut pas voir… une écume qui déchiquèterait en petits morceaux la possibilité même de voir mais qui transcende finalement la forêt en l’illuminant de toutes parts… faisant d'elle un véritable bois sacré. Ce panneau comme rebrodé de volutes végétales n’est-il pas d’ailleurs sans nous rappeler aussi le feuillage ornemental des églises gothiques allemandes de l’époque. Mais peut-être s’agit-il plutôt de dérober au regard la clairière où se baigne la déesse Diane: sa nudité pourrait miroiter entre les feuilles écartées, le temps d’un éclair, le temps de vous aveugler... en é(cla)blouissant vos yeux.

Diane l'é(cla)blouissante

Diane l'é(cla)blouissante

D'un impénétrable fourré qui pourrait vous engloutir, clap de première ! Cet enchevêtrement qui dérobe profondeur et perspective ne serait donc au fond qu’un rideau… qui s’interposerait au lieu où doit… s’abîmer le regard. Etouffant et empêchant toute narration, il produit comme un effet de fascination et de stupeur.

Tresse de feuilles pour un escalier en colimaçon (montage hommage à  Szafran)

Tresse de feuilles pour un escalier en colimaçon (montage hommage à Szafran)

Le peintre Sam Szafran fut subjugué par le panneau touffu d'Altdorfer... ne cessant sa vie durant de peindre d'épais fourrés de plantes aux feuilles coriaces et brillantes et... d'étranges cages d'escaliers tourmentées... comme si les premières ne pouvaient pas aller sans se tresser autour d'un escalier en colimaçon... s'enfonçant on ne sait où.

La chasse, détrempe sur bois de Paolo Uccello, 1470

La chasse, détrempe sur bois de Paolo Uccello, 1470

Et ce n’est pas la peinture italienne qui aurait fait ce type de panneau sans perspective : il s’agit là peut être d’une différence allemande… un symptôme en quelque sorte. Paolo Uccello a bien peint à la fin de sa vie (en 1470) une grande chasse nocturne en forêt, une course éperdue vers l’obscur… avec un fond noir qui aspire littéralement la meute des chiens qui courent au loin devant les chasseurs... des lévriers aux couleurs saturées et claires et aux courbes et contre courbes soigneusement délinéées… pour mieux bondir mon enfant ! Mais là, aucun rideau de feuilles ne vient cacher la bande noire qui bouche l’horizon, tout en semblant reculer… hachurée qu’elle est par des troncs de plus en plus fins. Le feuillage forme en fait un couvercle vert sombre qui achève de faire de cette battue, menée par des personnages comme phosphorescents, une chasse lunaire vers… l’au-delà.

Chasseur en forêt, Caspar David Friedrich, 1815

Chasseur en forêt, Caspar David Friedrich, 1815

Trois siècles plus tard, en 1815, Caspar David Friedrich peint un… chasseur dans une futaie de sapins. Un romantisme… noir s’est emparé des forêts allemandes. Le sacré n’illumine plus toutes les feuilles… quoiqu’elles soient encore un peu dorées et surtout rehaussées par le blanc de la neige. Un silence s’installe… le chasseur n’est plus au sein même de la forêt… il lui fait face… comme attiré par les profondeurs d’un sentier angoissant qui ne le mènera probablement qu’à sa perte. Il n’y a plus que ténèbres dans le fond… une ténèbre barrée d’une inexpugnable muraille de sapins, massés tels des soldats… assurant sa garde à vue dans un garde à vous irréprochable.

 

Comme quoi le noir de la forêt qui vous happe est bien souvent… cerné de colonnes. Bien cadré en quelque sorte... peut-être pour vous rassurer mon enfant ! La colonne prétend peut-être en remontrer à ce qui vous échappe... au manque absolu... comme si on ne pouvait figurer ce dernier sans contrepartie !

 

A la recherche du gouffre perdu... 

 

Quelques années auparavant, vers 1740, les anglais Gray et Walpole (le fondateur du roman « gothique ») s’engageaient sur les cols des Alpes… se proposant justement de passer au bord des gouffres. S’abandonnant avec délices à cette terreur d’y tomber. Où l’horreur devient… délicieuse. C’est qu’une joie terrible et sombre se sublime en plein cœur des « Lumières ». Edmund Burke (qui publia en 1757 sa recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau) se prônait prêtre de l’obscurité et des ténèbres. Être profond ce serait sonder les abîmes sans s’y précipiter. C’est dans l’ombre, dans le noir, dans la terreur, dans le frisson, dans les cavernes et les gouffres, au bord des précipices, dans les fissures de la terre qu’il faut aller chercher le sublime. Mais que faut-il donc puiser dans ces formidables puits sans fond ? Là-bas au tréfonds du gouffre, ça vous regarde… obstinément. L’amoureux du sublime est en fait un mage effaré qui veut voir et saisir la prunelle trouble de la création… l’origine du monde encore et toujours ! Plonger dans son ombre informe et fourmillante … cette embouchure béante… l’objet innommable de son fantasme.

Me fait penser aux lavis à l'encre de chine du belge Léon Spilliaert... qui se représente avec des yeux de fous... exorbités... poussés et rejetés hors de l'ombre gorgée de noir de leur arcade sourcilière... les prunelles comme des billes...  et comme en un miroir la lune qui point au fond d'un tunnel de ténèbres... sans oublier les arcades du casino d'Ostende et leur colonnade qui s'arcboutent tant bien que mal pour résister à l'avalement du noir.

"Clair de lune et lumières" et autoportrait de Léon Spilliaert

"Clair de lune et lumières" et autoportrait de Léon Spilliaert

Alors quand les uns sont à la recherche de solitudes boisées abritées d’une ombre épaisse d'autres partent en quête d’une gorge profonde dans laquelle se déchaînent les eaux… pour se plonger dans l'oxymore d'une enthousiasmante méditation tragico-mélancolique.

Hannibal traversant les Alpes, Turner, 1810-12

Hannibal traversant les Alpes, Turner, 1810-12

Dès le XVIIIème, les peintres anglais rechercheront le "sublime" tragique dans des écrits tels que ceux du consul romain Silius Italicus qui composa un poème sur Hannibal où… « des avalanches engloutissent les hommes de leurs mâchoires ». John Robert Cozens fut le premier à relever le défi de peindre la traversée des Alpes par Hannibal et ses éléphants… le tableau est malheureusement perdu… Turner reprendra en 1810 le thème… un tableau incroyable avec une immense tempête hurlante et son grain noir qui plane sur l’armée comme un monstrueux oiseau de proie prêt à fondre pour la dévorer. Et l'on devine comme une bouche de poulpe au creux de l'impressionnant nuage.

 

Le chaos des montagnes et la pureté étincelante des lacs seront parmi les lieux privilégiés du sublime anglais… de son « enthusiasm », au sens fort du terme.  A la recherche d’un lieu perdu, comme un cratère cerné par les nœuds et les enroulements de la tresse de ses entours… un rien qui s’étend mais qui déçoit l’attente d’un objet. Un blanc aveugle qui ne miroite pas… une étendue qui se dérobe, sans consistance, et s’étale… comme une Chose Autre.

Un rien s'étale (Toppi)

Un rien s'étale (Toppi)

Un rien qui s’étend et déçoit... comme pour ces peintres allemands eux aussi à la recherche d’un lieu torturé, rempli et compliqué, à la mesure des histoires d'horreur autour de tous ces bois qui couvraient encore leur pays par le passé. Mais comme on l'a vu, ils ont beau l’affouiller et le creuser ce lieu pour y retrouver leurs racines de nuit enfouies… ils se retrouvent finalement aux prises avec un espace serré, touffu, mais là aussi… déçu.

Ravin de Campanie, JR Cozens, c.1780

Ravin de Campanie, JR Cozens, c.1780

Le britannique John Robert Cozens, lui, bouleverse les règles du paysage… sacrifiant le plan intermédiaire…  coinçant le spectateur entre des murailles rocheuses… au cœur d’une faille ! Dans un de ses « ravins » d’Italie, la fente se… retourne. Un rien s'illumine. Les ténèbres des dessous sont pénétrées de déchirantes traînées de lumière. Tout là-haut un pont à l’envers vous fait tourner de l’œil. Mais qu’est-ce que c’est que ce trou… suis-je perdu… je suis à…. mon propre regard happé dans une mise en abyme.

 

C’est ce point de vue de l’ « à perte de vue » cher au sublime que j’aime tant.

 

Murs er rocs menaçants de loin comme de près 

 

Mais regardez son château de Sant Elmo… de minuscules personnages et des petites fenêtres là haut... pour rendre encore plus colossal son enceinte... concave... c'est comme si elle allait vous envelopper! Un mur percé de gigantesques meurtrières cintrées, et qui s’élève à pic… en dévorant tout l’espace du tableau. Et puis à droite une falaise noire… une terrible oblique noire… histoire de bien vous la couper !

 

Château de Sant Elmo, JR cozens, 1790

Château de Sant Elmo, JR cozens, 1790

Son père, Alexander Cozens, publia à la fin de sa vie un court traité, invitant les jeunes peintres à se servir des taches et du hasard pour composer leurs paysages. Ce sont ces taches et ces crevasses sur les vieux murs que Leonard de Vinci recommandait déjà d’observer afin d’y découvrir des visages, des paysages, ou encore des… batailles. Argh et que penser de ces racines et de ces mousses que Gainsborough transportait dans son atelier pour en faire le modèle de ses… premiers plans. Où chacun y reconnait ce qu’il veut des figures de son désir.

Où ce qu’il y a de plus concret devient non pas abstrait mais entraîne l’esprit vers une puissance de liberté supérieure. Il faut barbouiller au hasard… suggérer les idées… et les… délinéer, voilà la méthode de Cozens père ! La rugosité et l’irrégularité tiennent l’œil en chasse en l’empêchant de se fixer jamais en aucun point. L’œil est pris de vertige en cherchant vainement un point d’arrêt. C’est le jeu Kantien de l’imagination dans la contemplation des formes qui n’est l’exécution d’aucun plan et est comme un effet sans cause… L’imagination ne va plus de l’idée à la forme qui la réalise. Elle va de l’effet éprouvé vers son idée encore indéterminée. N’est-ce pas quelque part la finalité sans fin de Kant.

 

Où il s’agit finalement d’inventer un monde là où s’abîme notre regard !

 

Dans sa peinture du chaînon du « Watzmann » de 1825, Caspar David Friedrich oblige le spectateur à choisir entre une appréhension globale de tout le massif montagneux et une plongée dans ses multiples détails à l’avant plan. L’une et l’autre sont impossibles en même temps. C’est un ou inclusif d’une nécessité, cher à Lacan. Si je choisis le détail et sa rugosité, je perds (le) tout. Mais si je choisis l’ensemble, la part de détail disparaît et il s’affine en un idéal géométrique. A moins que le tout ne soit qu’un trou… un blanc étal, un noir profond… et que les détails de son bord ne soient le cœur du problème ! Où le « ou » vaudrait son pesant de vide ! Comme une dentelure qui se découpe…

Fragment des Alpes, Ruskin, 1854

Fragment des Alpes, Ruskin, 1854

L’écrivain John Ruskin exécutera en 1854 une aquarelle intitulée « fragment des alpes », révélatrice de cet amour à la Leonard de Vinci des effets de surface de la roche. Il est mal à l’époque, il n’a pas consommé son mariage avec Effie Gray… ne se remettant pas selon la légende de lui avoir trouvé une toison au pubis… diable quel « ou » fait liaison entre la chatte pubienne et un rocher face(tt)ieux ! Il y a dans cette œuvre comme un effet kaléidoscopique (un effet vitrail ou tapisserie comme chez Altdorfer)… A vous faire tourner de l’œil ! La révélation majeure c’est la sinuosité rouille des formes profondes du roc. Un sublime rugueux pour un abîme déplacé. Pour Ruskin ils n’ont rien vu ! C’est sûr que plus que la toison pubienne c’est cette chose sinueuse dont il avait du mal à discerner la forme et qui n’était pas une conque parfaite, un abricot fendu à la Fragonard, qu’il lui fallait appréhender et comprendre !

 

Une ligne sublime qui prend à la... gorge

Moine au bord de la mer, Caspar David friedrich, c.1810

Moine au bord de la mer, Caspar David friedrich, c.1810

Le tableau le plus célèbre de Caspar David Friedrich est un « moine » perdu dans ses pensées devant une mer noire à l’horizon bouché. La mer, sous un ciel orageux, se couvre d’un brouillard sombre : elle n’en paraît que plus grande, plus sublime… elle exalte l’imagination et augmente l’attente. Face aux grands espaces gris-bleu bruissant… nous voilà plongés dans la contemplation effrayée du gouffre infini par excellence. Représenté cette fois par une simple ligne d’horizon qui se perd dans un bleu qui vire au noir et qui serre la... gorge. Un nœud coulant vous entraîne au loin… explorer l’insondable de l’au-delà.

 

Insondables arcades

L'île des morts revisitée

L'île des morts revisitée

Autre toile très connue et… étrangement inquiétante : l’île des morts d’Arnold Böcklin dont il existe plusieurs versions. « Ein bild zum träumen » selon son auteur… une image pour rêveur mélancolique… c’est que les désirs d’une jeune veuve seraient à l’origine de l’œuvre. Une absence à… combler de noir pour affoler l’imagination. Une île probablement inspirée par celle d’Ischia… dont on n’aura jamais fini de faire le tour. Sorte d’iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés… minés par la mer. Une mince lisière gazonnée couvre ses sommets et s’écoule dans l’étroite coupure zigzagante des ravines. « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». On entend comme des nuées compactes d’oiseaux de mer, leurs cris pareils à ceux d’une... gorge coupée, aiguisant le vent comme un rasoir et se répercutant longuement dans l’écho des falaises. Tout autour et à l’entrée une eau très lisse… plombée… profonde et froide. Un débarcadère s’ouvre sur un impénétrable bois de cyprès… sombres mais vivaces et formant comme une haie ténébreuse. S’élançant en fuseau ils dardent vers le ciel des pics menaçants ! Un escalier semble mener à des cavités creusées dans la roche. Partout des trouées ne demandent qu’à être remplies. L’île des morts est comme le comble du récit manquant.

 

Un insondable coffret… comme en attente d’être pénétré sous la toison sombre magnifique des arbres !

 

On a déjà vu que des troncs comme perdus résistent à l’engloutissement de la forêt. Le mur de Sant Elmo est lui percé de deux formidables arcades cintrées... bien droites. Et sur l’île de Böcklin, ce sont, encastrées dans les monolithes rocheux qui enserrent les cyprès, des arches sombres qui vous regardent. Comme aux aguets et comme une énigme de plus. Des trous hantent en fait le romantisme. Qui n’a pas senti la prédilection de ce mouvement pour les effets de contre-jour qui déréalisent les ruines et leurs arcades ?

Burgruine, Böcklin, 1847

Burgruine, Böcklin, 1847

Porte à Meissen, Caspar David Friedrich, 1827

Porte à Meissen, Caspar David Friedrich, 1827

Voilà donc la chose, le symptôme qui réunit tous les enthousiastes du sublime: un trou sombre bien encadré et cintré ou une trouée qui se découpe lumineuse sur un fond orageux... Comme si l’interdit devait simplement donner un contour à ce qui n’est pas visible. Pour mieux l'ouvrir à l'infini...

 

Peut-être est ce que tentait de combler le chatoiement de feuilles du panneau d'Altdorfer... la grotte du dragon. C'est que les allemands rêvent aussi d'une femme nue cachée dans la forêt selon la fameuse formule de Magritte. Max Ernst ne peindra-t-il pas des forêts noires pétrifiées… presque minérales… de véritables murs de troncs… des planches frottés comme il aimait les faire... pour mieux exciter, dans un mélange d'effroi et de merveilleux, le bois et ses rainures mon enfant! 

Forêt, Max Ernst, 1927

Forêt, Max Ernst, 1927

Ce leitmotiv étrange peut même se poser à même le sol, en 3D, et devenir une porte de l’univers comme dans le film « 2001 l’Odyssée de l’espace ». C’est alors un monolithe noir qui absorbe tout, comme ce fameux vantablack (dont Anish Kapoor a acquis le brevet), cette peinture noire qui absorbe 99.5% de la lumière, rendant indiscernables le relief et les contours des objets qu’elle recouvre. Le même Kapoor s’en est servi pour sa « descent into limbo »… sans commentaires.

 

Un souvenir d’enfance de Giacometti nous précise la différence qu'il peut y avoir entre des éclats de roche brillants ("ein glanz auf der nase" comme dirait Freud) et un "noir roc courroucé". Où il évoque d’abord… « un monolithe de couleur dorée, s’ouvrant à sa base sur une caverne : tout le dessous était creux… une fente tout juste assez large pour nous laisser passer. Mais j’étais au comble de la joie quand je pouvais m’accroupir dans la petite caverne du fond… Tous mes désirs étaient réalisés… ». Mais ce n’est pas tout… « un peu en contrebas, au milieu des broussailles, se dressait une énorme pierre noire présentant la forme d’une pyramide étroite et pointue… Elle menaçait tout… J’en fis le tour tremblant d’y découvrir une entrée ». Si la première pierre brille et aveugle, sa fente s’offre comme un abri que l’enfant, à sa plus grande joie, peut toucher et pénétrer. Un volume très privé… privé de quelque chose en quelque sorte mais qui... brille d'un éclat trompeur. Quant au bloc noir pointu et sans faille qui se détoure nettement sur le fond de la forêt il est ce noir terrible qui se démarque mais qui absorbe tout en vous privant du moindre détail !

 

Alors au travers de leurs trouées sombres ou lumineuses, toutes ces fenêtres et meurtrières, toutes ces alcôves ou niches secrètes forment un leitmotiv. Une aura de mystère. L’énigme se mêle au suspens, l’attente au… manque.

 

Mais on tourne en rond. Circulez y a rien à voir !...Dans ces labyrinthes d’embrasures.

 

Et je pense à Chirico. Aux ombres dures et éternelles de ses cités… désertées qui prennent l’aspect angoissant d’un labyrinthe sans issue. Tous ces triangles et ces angles… les yeux comme aux aguets des équerres. Une cosa mentale… Et si dans la peinture occidentale le doigt du Saint indique toujours le ciel, celui du gant de Chirico pointe vers le bas… vers ce labyrinthe intérieur et profond où le mystère réside. Une obscure tuyauterie qui plonge au plus secret de l'être pour conduire jusqu'à la cavité toute nue de sa "Chose" mentale.

 

Nous faisons des labyrinthes pour endiguer le temps... pour rendre le rendez vous impossible. Et nous voilà, cheminant, pensifs, parmi la forêt... c’est la figure par excellence de ce qui dans le masculin se laisse prendre au désir pur.

Mélancolie d'un après midi, Chirico, 1913

Mélancolie d'un après midi, Chirico, 1913

Au bout deux artichauts de fer me regardent. Bien fermés et menaçants, ils se refusent à toute intrusion. Il faudrait écarter leurs feuilles et les arracher mais on s’y couperait fatalement les doigts. A moins qu'il ne faille s'insinuer dans leur dédale ànos risques et périls.

 

« … disparaissant dans les feuilles agitées de brèves secousses… puis elles s’écartèrent… dénoués emmêlés crinibusque potius obumbrans de industria quam tegens verecundia ombrageant dissimulant mal… la rose, la mince ligne l’étroite fente couleur de pétale rosea. » (Claude Simon)

D'un coin perdu en forêt (techniques mixtes sur papier)

D'un coin perdu en forêt (techniques mixtes sur papier)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :