Un appel résonant et ondulant

par Jean-Michel Salvador  -  25 Février 2021, 17:06

Détail des "Dames au bain", Ecole de Fontainebleau, 1590

Détail des "Dames au bain", Ecole de Fontainebleau, 1590

Tout commencerait par des mains… de celles qui sont si chères au maniérisme… des mains qui s’ouvrent et s'étirent en dépliant un à un leurs doigts… ceux-ci en venant même jusqu’à s’arquer à l'inverse de leurs articulations… défiant les limites du raisonnable pour ne plus former que d’étranges arabesques. Des doigts qui s’envoient en l’air… comme si de rien n’était.

Détail de "la femme entre deux âges", anonyme du XVIème

Détail de "la femme entre deux âges", anonyme du XVIème

Des mains qui s’affolent et s’agitent dans tous les sens… des doigts qui n'en font qu’à leur guise… et qui nous disent l'évidement de leur inutilité « manuelle ». Ils nous font des signes… des clins d’œil. D’une main l’autre… les doigts s’invitent à visiter leurs enroulements comme s’il fallait y jeter un coup… d’œil. Assurément il y est question de tact et de doigté… et d’une retenue de la main qui s’érotise !

Détail de "la femme entre deux âges", anonyme du XVIème

Détail de "la femme entre deux âges", anonyme du XVIème

Ici la pince du pouce et du majeur se saisit d'un petit doigt… on imagine l’étrange calligraphie de leur ombre chinoise. Quant à certains doigts, ils ne cherchent rien de moins qu’à se glisser entre les plis pour mieux voir ce qui peut bien s’y cacher. Même Marie pointe l’index en direction de son sexe sous les drapés immaculés de rose. Argh… toujours ce satané néant à « visiter » au sein de tous les plis.

Détail de "La sainte famille" du Bronzino, vers 1540

Détail de "La sainte famille" du Bronzino, vers 1540

Détail d'un anonyme du XVIème

Détail d'un anonyme du XVIème

Là une autre main, délicatement et tout en relevant en éventail ses trois derniers doigts, se saisit… de lunettes rondes… il s’agit de notre propre regard bien sûr. On ne touche pas… on se retient devant la Chose. Comme dans ce Noli tangere du Bronzino, où Marie Madeleine se retrouve comme à genoux devant un Christ maniéré dont les plis suggèrent une obscène montée de sève. Qu’avait-elle donc oint de nard déjà ? En tous les cas même si le voilà bien ressuscité il ne faut surtout pas y toucher mais seulement le « caresser » des yeux, voire l’« imaginer » du bout des doigts.

Le noli me tangere du Bronzino, 1561

Le noli me tangere du Bronzino, 1561

D’autres mains se replient sur elles-mêmes, mais sans rien saisir, ni presser, comme pour mieux enserrer le vide ou encore le caresser. Encore ce néant au cœur de la Chose !

 

Sans en avoir l’air les mains se jouent du vide. On a parfois l’impression qu’un objet absent les met en branle. L’objet perdu à retrouver qu’on ne retrouve jamais… qu’on hallucinerait du bout des doigts.

 

A moins que votre petit doigt qu’on enserre ne vous prédise un avenir plus sensuel… tout ne serait pas qu’une question de doigté mais aussi de grain…

Petite étude de mains en ut majeur (jms)...

Petite étude de mains en ut majeur (jms)...

Portrait "présumée" de Gabrielle d'Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars, Ecole de Fontainebleau, 1594

Portrait "présumée" de Gabrielle d'Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars, Ecole de Fontainebleau, 1594

Regardez les… elles sont si célèbres… poudrées de clair, les sourcils finement dessinés… tandis qu’une trop fameuse main saisit délicatement un téton qui s’érige. Tout est lisse au possible… le front poly, ces dames semblent figées dans tout ce blanc à peine ponctué des minuscules bouches et des pointes des seins. Le rouge est plus cru sur le blanc immaculé. Et un zeste d’onctuosité se mêle finalement de la partie, non que ce blanc glacé fonde sous la langue, mais parce que les bras et les doigts s’emmêlent en de souples circuits en forme de 8. Plus qu’à un couple de sirènes ensorceleuses, nous avons affaire à une étrange pieuvre diabolique, une bête marine et secrète, monstrueuse et mythique… qui représente depuis toujours pour moi la Dame courtoise par excellence… cet objet affolant et inhumain qui selon Lacan vous impose des épreuves arbitraires et absurdes... la Dame inaccessible, isolée dans son image, dépersonnalisée, vidée de toute substance réelle.  

Détail du "fameux" sein de Gabrielle d'Estrées

Détail du "fameux" sein de Gabrielle d'Estrées

Les bouts des doigts en pincent donc pour le grain… petit grain grenu rose orangé. Ce grain qui fait toute la saveur de ce qui glisse sous la paume et sur la langue. Argh « ce grain de fantaisie sur la peau » (ce grain de poésie sur la fente), le grain de la poire… de la framboise… à vous donner des frissons sur tout le corps... un petit grain qui se répercute sur notre peau dans une ondulation sans fin. A se cambrer aux limites du raisonnable.

 

 « Tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage, peint en vert, déroulait ses circuits, dressant aux points où il était percé… l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. » Quoi de mieux pour illustrer la chose qu’une phrase Proustienne ondulante à souhait au sein de ses O.

Grain et boucles chez Spranger ("Hercule et Déjanire" vers 1580)

Grain et boucles chez Spranger ("Hercule et Déjanire" vers 1580)

Détail de la main de la paix et l'abondance (Von Aachen, 1602)

Détail de la main de la paix et l'abondance (Von Aachen, 1602)

Ailleurs des mains semblent cassées et… comme un suc s’égoutte au bout de leurs doigts. Quelque chose qui vient de l’intérieur se presse au dehors. « Et je me trémoussais sûr du succès » nous dirait encore Proust.

 

Comme si finalement toutes ces mains ne se crispaient et ne s'abandonnaient que sous l'effet d’une visitation du corps. Celui-ci comme possédé de l’intérieur par quelque chose qui voyagerait en nous et qui nous traverserait… à moins que ce ne soit le vide qui ne fasse dépression et ne nous contracte… et que nous ne soyons dépossédés de quelque chose qu’il aurait fallu à tout prix retenir en nous.

 

Un corps tordu par la Chose qui vous prend au creux du ventre… ou qui s’effondre sous un Manque terrible…

Détail de "l'extase de Sainte Thérèse" du Bernin, 1647-52

Détail de "l'extase de Sainte Thérèse" du Bernin, 1647-52

Où il s’agit d’exprimer l’intensité d’une force qui s’exerce sur le corps, soit pour le renverser, soit pour le redresser ou l’élever. Du coup la forme est mise en excès. Il faut essayer de représenter une puissance de défiguration… un monstre qui s’empare du corps, le possède et le désarticule, faisant fi de la fonctionnalité des organes. La déformation doit être en quelque sorte la forme de ce qui fait incongruité dans la représentation, ce qui se dérobe à tout arrêt sur image.

 

Une force qui peut en venir à vous retourner le corps après en avoir moulé… l’intérieur.

 

Le démoulage d’un trou (un clin d’œil au passage à l’objet dard de Duchamp qui aimait les vases… d’absence) c’est finalement son extériorisation et sa présentification réelle. Mais encore faut-il que le trou puisse s’offrir dans toute sa splendeur. Selon Deleuze le baroque, comme le maniérisme qui l’annonçait, ne cesse de faire des plis, les courbant et les recourbant, les poussant à… l’infini. Où le pli repousse la fente et le trou pour mieux en déployer l’intérieur fascinant.

 

Au-delà des mains, le maniérisme et le baroque excellent à représenter les corps allongés, élégants… dansants. Ils flambent au paradis comme à l’enfer... en quête de la plus grande intensification possible mais dans une dynamique du vide dont le jeu consiste à donner corps à ce qui les traverse… à la jouissance et à sa résonnance... tout le long des bords du vide.

 

Le Baroque était pour Lacan l’exemple dans l’art de formes torturées dans leur immobilité forcée. Selon lui il était incontestablement, à la copulation près, le lieu de l’évocation, voire de l’exhibition de corps jouissant… dans leur intérieur. Où plus que tout l’on s’éprouve… dans la douleur, l’extase ou l’abandon. Nulle part l’œuvre d’art ne s’avèrerait de façon plus patente pour ce qu’elle est : obscénité !

Détail de "l'extase de Ludovica Albertoni" du Bernin, 1671-74

Détail de "l'extase de Ludovica Albertoni" du Bernin, 1671-74

La sainte Thérèse ou la magnifique Ludovica du Bernin incarnent l’excès de cette jouissance. Vibrations glorieuses dans le tremblé tempétueux des drapés. « C’est tout l’intérieur de mon corps qui maintenant se dénude se défait en lambeaux longs, en bribes et en hardes jetées. »

 

Le Bernin... jamais artiste ne défia ainsi la compacité du marbre, en réussissant littéralement à le fondre et le tordre jusqu'à le nouer et le... tresser. He turns her body inside out ! Non pas sans dessus dessous mais sans dedans dehors... le drapé de sainte Thérèse expose aux yeux de tous sa confusion et l'ivresse de sa passion... profonde. Et lui... pouvant soulever par un travail de fou de formidables déferlantes de marbre jusqu'à les faire se chevaucher... jusqu'à faire vibrer « l’écho nul de vagues closes sur la profondeur sourde. »

 

Encore et toujours des O pour mieux être emporté par… cet « Aboli bibelot d’inanité sonore… dont seul le néant s’honore… »

 

Argh "sens-tu le paradis farouche ainsi qu’un rire enseveli se couler du coin de ta bouche au fond de l’unanime pli."

 

Tornade passionnée… Convulsion paroxystique. Le baroque est également selon Deleuze une forme tourbillonnaire qui se nourrit toujours de nouvelles turbulences. Les formes et les courbes s’auto engendrent. Les lignes de force se nouent…

Ludovica "revisitée", pastel de jms

Ludovica "revisitée", pastel de jms

Détail du Laocoon du Greco, 1610-14

Détail du Laocoon du Greco, 1610-14

On pense aux corps déformés et étirés du Greco… les yeux révulsés vers des ciels de tourmente et d’éblouissement.

 

Dans un vertige... qui implique l’idée de tournoiement… de perte de sens.

 

Les corps sont pareils à des flammes. Avec cette illusion d’une forme qui apparait pour mieux s’évanouir… d'une forme qui passe alternativement de son défaut à son excès comme si ce dernier n’était finalement… rien. Une forme de toute façon promise à une variation… infinie.

 

C'est la beauté comme altérité innommable… insaisissable mais aussi incontournable. Ah si l'on pouvait contourner la chose ! Mais qu’est-ce qu’un contour ? Il y a au cœur du baroque une inquiétude sur les possibilités mêmes de la figuration. Et pour finir, avec le Caravage, il nous offrira un corps à corps avec un clair-obscur de plus en plus obscur.

 

Mais revenons à la flamme qui jaillit tout en étant en même temps empêchée. C’est un peu comme le nœud du désir et de la loi… qui barre l’accès à la Chose. Où le désir… traversé par le manque devient insupportable. C’est cette torture du désir… si excitante.

 

Comme le  dit si bien Jean Luc Nancy la semence s’erre… elle serre, contracte, gonfle, enlace, étreint, presse et engorge… argh ! provoque des spasmes incontrôlables… tout comme aussi… l’angoisse. La sirène qui vient chercher les marins n'est elle pas selon Quignard la seiren serreuse, la serrante sphinctrice.

Sirènes du "débarquement de Marie de Médicis" de Rubens, 1623-25

Sirènes du "débarquement de Marie de Médicis" de Rubens, 1623-25

Et que penser des sirènes tortillantes et enlaçantes de Rubens... qui se tournent et se retournent. Diable ! S’agirait-il de la multiplication des spirales ? Pour qui sont ces colonnes vrillantes et sifflantes comme des mèches de perceuse électriques. En tous les cas les transes baroques ne sont pas vraiment catholiques.

 

Mais enfin qu’en est-il de cette trouée lumineuse où s’engouffre le pullulement spiralé des corps ? Si les contours ondulants et tarabiscotés semblent du côté de la passion qui vous « entourloupe » le corps… au bout c'est plutôt le vide d’une couleur pure qui vous attend en vous cachant bien... son objet.

 

Remous et turbulences ne sont que fioritures, arabesques... volutes... qu'aspire le vide...

 

« Le trou d’où commence à sourdre la lumière aspire Orion qui semble se dissoudre et les formes grumeleuses des nuages qui roulent sur elles même en écrans boursouflés. » Et roule la houle de Claude Simon… en se répercutant le long des O.

Détail d' "Orion aveugle cherchant le soleil" de Poussin, 1658

Détail d' "Orion aveugle cherchant le soleil" de Poussin, 1658

Avec le baroque la perspective se déprave sous un œil gonflé ouvert sur on ne sait quelle turpitude ou terreur.

 

« Sur la jambe droite, un tatouage remontait de son talon jusqu’à l’aine. C’était un serpent qui s’enroulait autour du tibia et remontait tout le long de la cuisse en en faisant le tour, s’enroulant comme une plante, se hissant comme un lierre et qui, gueule ouverte, crocs bien visibles, menaçait le sexe en dardant vers lui une langue fourchue que beaucoup des hommes qui lui avaient fait l’amour avaient aimé suivre de la pointe de la langue, accompagnant le mouvement de la tête du serpent avant de plonger dans son pubis… Sa jambe était comme un arbre autour duquel s’enroulait le serpent pour monter vers son sexe et son ventre si blanc, si lisse que les hommes en étaient fous… » (Laurent Mauvignier)

Ce vide qui vous appelle… la chose prétexte à la demande encore et encore… jusqu’à plus soif ! On le sait bien la demande n’a bien souvent rien à voir avec le besoin… c’est l’au-delà du… désir... dans la demande de rien ! La chose est ouverte dans sa structure même à être représentée par… autre chose. With or without you… ce fameux « without » anglais qui résume bien, en un seul mot la chose…

 

« C’aurait été un mot absence un mot trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense sans fin un gong vide…. » (Marguerite Duras)

 

En peinture c'est une couleur saturée qui exprime cet appel nu et vide. Lol est nue sous ses cheveux noirs chez Marguerite Duras tandis que le narrateur chez Proust voit Albertine, s’asseyant à son pianola… rose sous ses cheveux noirs… encore plus rose d’être sous des cheveux noirs (comme quoi peut être le bord de la chose a aussi son importance).

 

Le vide en tous cas est bien là dans ce vide de sens… mais comment le poète peut-il réaliser ce tour de force, de faire qu’un sens soit absent ? Plutôt qu’un mot précis qui viendrait à la place du trou  le poète place un mot qui n'a rien à voir mais qui est effet de sens et aussi de... trou.

 

Le potier tourne son pot autour du vide. Ce que crée l’artiste est peut-être moins la paroi qu’il nous offre en trompe l’œil que le vide qu’elle sculpte…. le vide qui fonde l’œuvre d’art. L’art serait une organisation autour d’un vide. Selon Wajcman l'art ne sert à rien sauf au désir... il faut faire le vide dans son objet... le fourrer d’inutilité… only for your eyes. L’objet vide est comme un réser-voir: c’est le désir qui le remplit.

 

Alors pour finir jouons à la Perec avec Hans Bellmer sur quelques anagrammes… pleins de o...

Orgh ce...

Rose au cœur violet

où votre œil creusa

il est

à toi couleuvre rose…

Car ce trou illuminé aurait son bouche trou… sa bonde… un objet précieux... source d'angoisse et cause du désir de savoir comme de bien autre chose…. il glisse entre les doigts... mais c’est une autre histoire.

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