Excitants contours I : A la recherche de la forme perdue

par Jean-Michel Salvador  -  22 Juin 2021, 15:37

« Le dessin n’est pas la forme mais la manière de voir la forme » (Degas)

L'image est ce qui se tient entre l'homme et le monde. Elle est ce voile sensible que tissent les innombrables rayons lumineux que reflètent et diffractent tous les éléments de notre environnement. Un voile qui tapisse le fond de l’œil avant de s’y déliter pour mieux se re-tresser le long de nos connexions neuronales. Et c'est l'organe de l’œil et le « filet » de la rétine qui, couplés à notre cerveau, la « fabrique » en partie cette image… nous permettant d'y voir des couleurs et des formes… non pas que les images ne soient pas réelles, mais des millions d’années d’évolution ont façonné notre œil pour en faire une machine à stabiliser les couleurs sur une base ternaire (n’en déplaise aux inconditionnels de la dialectique et de sa relève) ou à lancer des lassos de lignes à l’assaut des formes pour mieux les découper. Nul ne sait vraiment dans quel objectif puisque le hasard fait si bien les choses… même si, savoir se garder de ses ennemis, trouver rapidement sa nourriture ou guetter au mieux sa proie ont conduit la nature à sélectionner au fil des millénaires des machines d'une sophistication… hallucinante. D'une tache photosensible à l’œil il y a comme qui dirait tout… un monde ! Libellule, aigle, félin… argh quels mondes voyez-vous donc de là-haut ou dans la nuit profonde? Nul ne sait véritablement… même si cela vous permet certainement de bien garder vos repères, de ne pas… tourner de l’œil… et de rester ainsi dupes de vos images.

Main négative cernée de pigment blanc avec... tiret rouge, grottes de Gargas (grottes des mains mutilées), Gravettien

Main négative cernée de pigment blanc avec... tiret rouge, grottes de Gargas (grottes des mains mutilées), Gravettien

L’étroite corrélation entre la main et l'œil est tout aussi complexe et étonnante. La « chair du monde » se touche avant même que nous ne lancions quelque chose dans ses profondeurs. Etrange cette main que nous projetons et voyons devant nous mais qui est à nous et que l’on observe avant même que nous n'ayons connaissance de l’image de notre propre corps. Cette main qui, détourée par le souffle des pigments sur la paroi d’une caverne, finit par quitter le réel. Car en la retirant pour produire son image et la donner à voir comme une trace séparée de soi, on l’a fait exister non seulement en dehors de nous mais aussi hors du monde tangible. Certes on peut toucher le support de cette image, ce que l’on appelle en peinture le subjectile, mais elle n’en reste pas moins… imaginaire !

 

Pour les philosophes c’est bien par la confrontation à sa propre image que l’homme prend conscience de lui-même. L’image de soi est une grande épreuve de séparation et de connaissance de soi. Une scission qui permet au sujet de s'identifier à l'autre et de se… projeter. Narcisse en reste béat et mélancolique tandis que l’enfant au miroir de Lacan jubile devant son image avant de chercher du coin de l’œil, en se retournant, l’acquiescement de l’Autre. Dans ce regard furtif, quelque chose est cerclé d’un trait, une enveloppe mouvante se boucle dans le nœud coulant d’un jeu de regard et sera reconnue comme sienne et comme une par l’enfant. Où il s’agit en jouant sur les mots d’aller se faire voir... d'aller se faire prendre au lasso d'un point de fuite coulissant. 

Le Narcisse du Caravage avec son... genou, 1597-99

Le Narcisse du Caravage avec son... genou, 1597-99

Détail de la conversion de Marie-Madeleine du Caravage, 1598

Détail de la conversion de Marie-Madeleine du Caravage, 1598

Finalement l’image d’une chose, tout aussi bien que la nôtre, existe en dehors du monde matériel. N’est-ce pas le vrai dehors absolu du monde. Un monde imaginaire où… notre imagination se laisse aller sans frein et sans fin. C’est Alice au pays des… cartes à jouer ! Ou encore le monde hanté des revenants… sans oublier la scène de tous nos fantasmes ! L’image n’est pas un objet… et la liberté des opérations imageantes semble infinie !

 

L’invention du dessin et de la peinture ne viendrait-elle pas selon Pline l’ancien… d’un premier contour tracé à l’entour d’une ombre. Selon la légende la fille du potier Dibutades, triste et angoissée à l’idée de voir son amant partir à la guerre, détoura son ombre au charbon de bois. Ah ! Il n’est d’amour que pour ce qui d’une manière ou d’une autre se dérobe. Anticipant l’absence de son amant elle idéalise et érotise son image... elle détourne ce qui n’est qu’un vide, une tache aveugle… pour mettre au monde le fantôme que le contour révèle en son sein. L’ombre projetée n’est peut-être qu’un reflet trompeur mais on y reconnait comme la marque sublimée de l’absent. On ne s’étendra pas sur la suite de l’histoire… comme il ne lui restait plus rien que le contour d’un corps, son père lui donna un semblant de consistance en le coulant dans l’argile et en… l’érigeant. Cette image qui se dresse devant les yeux n’est-elle pas aussi cette fameuse imago, l’image du mort, que les romains trimballaient lors des cortèges funéraires avant de… la remiser au placard. 

Une Dibutades délicieusement kitsch (détail), Eduard Daege, 1832

Une Dibutades délicieusement kitsch (détail), Eduard Daege, 1832

L’ombre projetée de l’amant aura fait naître chez la jeune fille un désir de tracement qui existait déjà dans sa tête, dans la façon dont notre cerveau fabrique une image… dans la façon avec laquelle il insiste sur les lignes extrêmes des choses qui passent devant nos yeux. Probablement histoire de les stabiliser dans leur mouvement comme dans nos déplacements. Histoire de ne pas tourner de l’œil comme je l’ai dit. Guetter ou… contempler nécessitent de fixer les contours des enveloppes (pour bien les suivre dans leur déplacement global) ainsi que les couleurs qui doivent coller à la peau et comme appartenir aux objets. Fait aussi penser à cette phrase de Platon : « ne sens-tu pas que les images sont bien loin de contenir les mêmes choses que ce dont elles sont l’image ». Mais en même temps elles sont tellement riches…

 

L’ombre, comme l’empreinte, est de l’ordre du double, de l’ajout, du supplément. La force de l’impression et de l’empreinte étant à la mesure de leur découpe. Avec cette idée, chère aux philosophes, que l’empreinte visuelle (non sonore et non olfactive) et sa reproduction seraient l’apanage de l’homme qui seul saurait l’interpréter. Quelle arrogance alors que nous ne sommes au départ que de pauvres chasseurs. Marques, traces, indices, vestiges, présences… présages : bon c’est vrai qu’on sent bien qu’à un moment l’homme se hisse au-dessus du lot… mais la fonction figurative semble pourtant être implicite dans toute vision… animale. Battre les cartes de l’imaginaire n’est sans doute pas l’apanage que de l’homme.

 

C’est parce que l’image nous concerne que nous n'avons de cesse de la cerner. Où il s’agirait dès le départ de circonvenir… de circonscrire les formes qui glissent et s’entremêlent devant nos yeux. Et ne nous leurrons pas, si nous traçons sur une feuille des lignes et des contours c’est que quelque part nous le faisons dans notre tête avant même de parler, avant même d’échanger des signes…  même si nous ne commencerions à « dessiner » qu’une fois le langage acquis (quoique… qui sait peut-être l’enfant sauvage dessinait-il). Ces étonnants premiers coups de lasso sont en fait comme des signes avant même que nous ne sachions ce qu’est un signe. La vision « pré-discursive » est un découpage en quête de… sens, mais à l’infini potentiel eu égard ses possibilités d’exploration sans fin.

 

Qu’est-ce qu’une image au fond ? C’est peut-être un ensemble de codes qui prétendent ne pas être des signes en se déguisant afin de laisser croire à une présence immédiate et naturelle. Et l’on peut remplacer dans cette phrase le mot code par découpe ou encore contour ou bien couleur ? Plus que le langage, c’est le mot qui est leur autre. Où il s’agit pour tout animal doté d’yeux d’apprendre à voir une image (et ses contours et ses couleurs si faussement simples) et de s’y reconnaître en y reconnaissant son environnement.

Relevé du magma de lignes du panneau du Grand Bison, Grotte des Trois-Frères

Relevé du magma de lignes du panneau du Grand Bison, Grotte des Trois-Frères

L’acte de tracement de l’enfant, s’il est au départ un coup porté au support qui se boucle plus ou moins rageusement en un gribouillis, devient dans un deuxième temps, quand il cesse de boucler à l’infini, un acte de reconnaissance. On passe en fait d’un désir d’inscription à la circonscription des formes. On marque son territoire, on attaque le subjectile, on lui fait une scène… on le séduit tout en entreprenant de le transpercer... on lui en fait voir de toutes les couleurs… on signe en boucle avant de boucler des signes… Ce n’est qu’après avoir gribouillé que l’enfant s’aperçoit dans une illumination qui le réjouit, surtout si elle s’appuie sur le regard d’un adulte, de la ressemblance (loin d’être évidente dans ses premiers essais) entre son dessin et tel objet. Ce serait un peu comme le stade du miroir du dessin… La première intention représentative serait toujours une interprétation après coup… l’enfant donne alors un nom. Il a dessiné un gribouillage et dans un effet rétroactif il l’élève à la dimension d’une figuration en mobilisant un nom. Cette excrétion visuelle qu’il gribouille est une expression en quête de forme !

 

Au départ la ligne que nous jetons au loin sur la feuille blanche n'attrape que les seules formes qu'elle engendre...

Le désespoir et la colère d'Achille... détail d'"Achille pleurant la mort de Patrocle" de Cy Twombly, 1962

Le désespoir et la colère d'Achille... détail d'"Achille pleurant la mort de Patrocle" de Cy Twombly, 1962

Il y a comme une notion de sérendipité : un mot peu connu qui désigne cette aptitude à faire, par hasard, une découverte inattendue et à en saisir l'utilité… on pense en peinture à Francis Bacon qui jouait des coups de brosse qu’il aimait donner à la toile ou encore à ce peintre grec qui littéralement jeta l’éponge sur les naseaux du cheval qu’il peignait avant de réaliser que l’écume ainsi produite lui donnait enfin vie. Un hasard qui finalement aide à co-naître les choses…

 

Où l’on troque une force contre une forme. Une marque, une empreinte qui va devenir une impression… un type (du verbe typein : frapper, battre). Dans la « Gradiva » de Jensen le narrateur rêve de revivre, la pression ou l’impression que le pas de la jeune femme a dû laisser dans la cendre. L’instant unique où elles ne se distinguent pas encore. Le jeu des empreintes et des impressions... c’est certainement un élément essentiel dans ce qui va permettre à l’homme de manipuler les signes, n’en déplaise à ceux qui dans l’art veulent réhabiliter la force contre la forme et dé-fonctionnaliser le dessin comme activité à vocation mimétique et comme préparation à l’écriture… ce n’est pas qu’ils aient tort… car cela ravale un peu notre sentiment de supériorité mais il ne faut pas non plus oublier ce qui fait de nous des êtres parlant… qui peuvent s’interroger sur le pré-discursif… ni aussi que beaucoup d’animaux manipulent probablement également les images et les traces dans leur tête.

Victoire grecque rajustant sa sandale

Victoire grecque rajustant sa sandale

La feuille blanche n’est pas une doublure de l’espace réel mais un espace imaginaire projectif. Elle ne devient support d’une image perspective de la réalité extérieure qu’au terme d’un long processus de maturation. La camera obscura ne s’est « développée » qu’au XVIème en Hollande… et cette façon de voir les choses en perspective n’est peut-être pas étrangère au développement technique et scientifique du siècle d’or.

 

Argh cette impulsion à tracer du doigt… si chère à l’homme. C’est elle qui lui permet la nuit venue de consteller de guirlandes la voûte étoilée… c’est elle qui devant les parois des cavernes lui intime de donner forme aux contours étranges des fissures… c’est elle qui lui délivre le destin secret du labyrinthe des entrailles d’une bête tuée. Si le gribouillis informe peut prendre forme aux yeux de l’enfant c’est qu’il faut prêter à l’acte de tracer une motivation propre qui n’est pas que l’enregistrement d’un coup porté… mais bien aussi et surtout un vouloir voir.

 

Dans le fond du gribouillis, gît comme une énergie désirante entre le coup porté aux ténèbres fusionnelles et déjà le partage des visibilités (et plus tard des signes) avec les hommes. Un désir d’appréhension du monde qui va animer la circulation des signes. Avec, on l’a vu, un élément clé qui valide les signes hors de l’informe des lignes qui se bouclent et s’entrecroisent : l’échange des regards. Il s’agit d’un jeu : un « voir comme » à deux (je l’ai dessiné… tu l’as vu !). L’excrétion visuelle impulsive de l’enfant devient un contenu représentatif dans l’interaction avec l’autre. Dans l’ombreux et fulgurant enchevêtrement de lumières et de lignes, des formes se regroupent alors selon le foisonnant et rigoureux désordre de la mémoire pour mieux se recombiner encore et encore… mon enfant.

 

Il y a aussi cette histoire que j'aime beaucoup d'une petite fille qui dessine un homme avec une cigarette… avant d'allumer celle-ci en retournant son crayon et de finir en... dessinant la fumée ! Comme si tout cela s’animait et se déployait en 3D. Les yeux vont s'ouvrir comme sur les statues de l'Egypte ancienne ou celles du Boudha. Comme s'il y avait des lieux à même de trouer l'image... des passages animés dans la feuille. Et l'on pense à Artaud et aux sorts rageurs qu'il envoyait... comme celui remis au docteur Fouks... où il écrit : "Quand j'ai pensé à vous, j'ai pris ma cigarette.  J'ai fermé les yeux,  j'ai piqué au hasard et depuis vous êtes hors d'atteinte de vos ennemis et des initiés puisque vous vous êtes évaporé en fumée. "

Sort d'Antonin Artaud, 1939

Sort d'Antonin Artaud, 1939

L'immaculée conception, dessin d'Antonin Artaud, 1945

L'immaculée conception, dessin d'Antonin Artaud, 1945

Le tracé viendrait d’une triple aptitude : la fonction de lasso de l’œil qui en bouclant la boucle, en interrompant le gribouillis, stabilise une forme, mais aussi une intelligence technique de la ligne sur laquelle nous allons revenir et puis bien sûr la manipulation mentale des signaux qui de l’empreinte à la parure va permettre de déployer une véritable pensée des images. Stries, bâtons, croix. C’est parce qu’il lit des signes que l’homme s’apercevra qu’ils peuvent porter des morceaux de sa modulation parlante et qu’il… écrira. Ce n’est pas le lieu ici de parler de ce si vaste sujet. Disons seulement qu'avec les tropes du langage on ne bat pas exactement les cartes de l'imaginaire. Si une fonction figurative est déjà implicite dans toute vision développée il faut noter au passage que la manipulation des figures dans le langage et en peinture sont très différentes. A titre d'énigme à creuser rappelons qu'un cou de cygne... fonctionne parfaitement pour décrire le port altier d'une jeune et belle aristocrate alors que sa représentation picturale, telle qu'aurait pu la faire Magritte n'aurait pas eu du tout le même attrait... cela aurait donné plutôt une figure à la Francis Bacon. A l'inverse des artichauts géants se dressant parmi les roses... ça peut donner un tableau d'enfer! J'imagine très bien Adrian Ghenie peindre joliment et monstrueusement la chose.

 

Juste un mot également sur le trait unaire de Lacan, le trait de bâton si cher à l'homme. C'est le marqueur de la différence : plus il est semblable, plus il fonctionne comme support de la différence. L’homme va… compter les coups haha… c’est un grand mathématicien… ce seront les encoches des chasses sur les outils préhistoriques ou les coups que tirait le marquis de Sade et qu’il gravait sur son pied de lit. Où il ne s’agit pas de représenter une chose qui serait actualisée mais de présentifier le signifiant que l’action est devenue. Vaste sujet disions-nous…

Contentons nous pour l’heure de revenir sur les formes que détectent nos yeux et à notre aptitude à les… reproduire. On le sait Léonard conseillait de chercher dans les taches et les moisissures… des inventions plus que des modèles. Petite différence plus subtile qu’il n’y parait au premier abord. Où un tas de charbon peut faire office de montagne mais où surtout il y a un plaisir certain à retrouver dans l’informe des choses perçues mais non sues. Sans parler des multiples interprétations que ne pourra s’empêcher de faire chacun devant la coquille de l’oreille d’un dessinateur de la Renaissance… étrange fleur sexuelle et comme obscène. Dire que les choses sont informes c’est dire que leurs formes ne trouvent rien en nous qui permette de les remplacer par un acte de tracement ou de reconnaissance net. L’informe seule forme de la présence que l’on quête plus que l’on ne guette… la différence est de taille… l’homme serait décidément un prédateur bien spécial… jusqu’à voir un ours mal léché dans les étoiles pour finir par y aller… voir. Argh y aller voir avec la langue… dans un jeu des formes qui rend soutenable l’informe, le grouillant, le poisseux, le gluant. Car il ne s’agit pas toujours de rendre les choses déchiffrables mais tout du moins de les rendre supportables.

Détail d'un profil de femme de Piero di Cosimo, XVème siècle

Détail d'un profil de femme de Piero di Cosimo, XVème siècle

Chaque « eidos » est un « eros »… chaque forme épouse une force qui la meut. La signification de l’image n’est pas inscrite en elle. C’est un évènement qui lui arrive ! Il ne faut donc aussi pas trop en vouloir à ceux qui veulent réhabiliter la force contre la forme. Plus on efface le fonds charnel pour n’en retenir que le dicible moins l’émotion dans et par l’image est explicable. Les jeux de permutation et de substitution vont à l’encontre de la continuité hyperdense du tissage imaginal des affects.

 

La figure s’enlève d’un fond tandis que l’ombre s’y imprime. Le fond s’enlève dans la forme ou… la forme s’enfonce dans le fond. Où l’homme est en quête de ce qui s’excède de fond en forme. C’est comme si l’image donnait forme à quelque présence retenue dans le fond. Où il s’agit bien de distinguer le fond des choses. La profondeur n’est que l’apparence qui se dérobe. Nous restons fascinés dans cette houle de la profondeur qui fait surface pour mieux nous entraîner. Quelque chose creuse et soulève le fond. Monstrum… le monstre du labyrinthe est la bête née d’un désir prodigieux pour l’animal, pour le fond ténébreux du désir lui-même. Le monstre de l’image est en peine : en mal de délivrance, en souffrance, en attente, en désir de ce qu’on sait ne pouvoir s’apaiser qu’en une excitation recommencée. Dans l’éternel débat de la forme et du fond le dessin est soi-disant plus clair, plus saillant, plus intellectuel mais le fond (le coloriage, le gribouillis) insiste. Un fonds obscur qui fait pression de toute part. Soustraite à son destin sémiotique l’image a une dimension d’inexhaustibilité.

La vague, jms, 2019

La vague, jms, 2019

Le labyrinthe... étrange défi optique. Comme s’il s’agissait de refouler l’excès sexuel d’entrainement vers le fond ténébreux… en le mettant à distance. Où l'on se perd à suivre patiemment le fil et l'écheveau qui ne mènent nulle part. Les entrelacs, labyrinthes et fractales, dans leur mise en abyme vertigineuse, sont en quête de la plus longue distance entre un point et un autre. Il s’agit d’éterniser la recherche. Me fait penser au jeu de la petite fille qui se met à un bout d’une pièce où se trouve son père et qui vient vers lui, d’abord à pas mesurés, puis de façon précipitée pour finalement se jeter à son cou et l’embrasser.

 

Le labyrinthe n'est autre que le mouvement de la pulsion dans son affolement.

Origine labyrinthique du monde

Origine labyrinthique du monde

Il faudrait étudier en amont même de l’idée de castration et de fétichisme en psychanalyse, si dans l’image même il n’y a pas une construction qui dès le départ joue d’une figure manquante. Nous serions transformés par notre regard comme nous le sommes par le langage qui... par l’ordre qu’il nous impose fait d'éléments constitutifs qui ne cessent de se renvoyer les uns aux autres, semble creuser un appel, une demande. Comme disait Lacan ce qui n’est pas là, le signifiant ne le désigne pas, il l’engendre. N'en serait-il pas quelque part de même avec le contour. "Sous nos yeux, hors de notre vue... quelque chose qui reviendrait de loin, nous concernerait, nous regarderait et nous échapperait tout à la fois" (Didi Huberman) .

 

Où comme dit Marik Froidefond devant les forêts de Titus Carmel l'oeil se retrouve entre procès d'épure et figuration... en quête d'une forme, de la forme!.. comme s'il s'agissait de lui faire rendre les armes, d'en trouver le sens enfoui, secret, en éprouvant sa capacité figurale... sa capacité à figurer mais aussi à se défigurer.

Titus Carmel, Forêts (peinture n°3), 1995

Titus Carmel, Forêts (peinture n°3), 1995

Pour Derrida, la trace n’est pas seulement la disparition de l’origine, elle veut dire que l’origine n’a même pas disparu, qu’elle n'a jamais été constituée qu'en retour par une non origine,  la trace qui devient ainsi l’origine de l’origine… si tout commence par la trace il n'y a certainement pas de trace originaire.

 

Alors cette ligne de contour, cette ligne qui résume les choses - comme on le ferait d’un mot - nous interpelle parce qu’il ne semble pas qu’il existe de telles lignes dans la nature. Si le tracé vise à prendre un statut de contour entre le dedans et le dehors d’une figure… il n’appartient pourtant ni à l’un ni à l’autre. Le dessin fait signe vers une limite qui se dérobe. Le trait dès qu’il se développe découpe une figure… prélève une portion de surface. C’est un détournement de l’espace… un détournement d’une forme et d’un sens à son profit. Dans un environnement incertain, des figures innommables et insaisissables jouent fugacement en surface. Où l’homme est en quête d’une présence représentable.

Le cerf, huile sur toile de Gerhard Richter, 1963

Le cerf, huile sur toile de Gerhard Richter, 1963

L’homme est aussi plus un projet qu’un sujet et dans cette anticipation de l’avenir… il vise. Ne soyons pas naïfs : certes nous nous gardons de nos ennemis qui pourraient nous surprendre, mais la vision bifocale de l’homme est celle d’un collecteur de fruits et d’un grand charognard avant d’être celle d’un impitoyable prédateur. Où il s’agit d’appréhender le monde au lasso de la ligne. Avec aussi cette notion de distance qui s’y ajoute. Repérer les vautours au loin c’est calculer une direction… un trajet. On pense aux abeilles qui se communiquent les distances et les directions par de magiques danses en huit. Et la ligne n’est alors plus seulement un contour… elle devient presque abstraite… en représentant une visée… un jet. Nos bras et nos mains voient… tous nos membres en fait… il suffit de penser à notre aptitude au jeu de balle, à cette anticipation des trajectoires… à cet appel de balle que le chien adore. Avant même de développer un langage structuré, l’homo sapiens s’est servi de communications visuelles et gestuelles (on notera au passage que les discours verbal et gestuel sont commandés par les mêmes régions cérébrales).

 

Un (pro)jet qui viendrait s’installer dans l’inertie d’un sujet et d’un objet… entre deux lieux… comme ce qui participe à l’élan de la course et du lancer ou du jeter mais aussi comme ce qu’il faut traverser, transpercer, crever pour en finir avec l’image écran.

 

Les armes de jet… les propulseurs de la préhistoire puis les lances et les arcs jusqu’à Space X seront le summum de l’intelligence technique avec également l’aiguille et son chas… par lequel passe un autre fil mais qui n’en coud pas moins des formes. Il faut penser également au façonnage des outils qui servent plus prosaïquement à… casser, découper. Où la forme de l’outil sera travaillée non seulement pour une meilleure pénétration, mais aussi peut être pour la beauté de la forme et par souci de symétrie. Où le « beau contour » pourrait peut-être l’emporter intuitivement sur la technique de chasse. Qui sait ? Les outils sont finalement comme des griffes exsudées du corps. Un corps de plus en plus puissant qui va être… paré et décoré… pour rien… pour la forme!

Mais avec l’œil c’est le corps dans son entièreté qui perçoit. Les objets ne se donnent qu’au corps qui s’engage dans l’exploration du monde. Avec là encore l'étonnante capacité que nous avons à nous faire… des plans. Pensons à une maison vue et pénétrée de toutes parts… de tous les côtés. Elle devient comme translucide dans notre cerveau. C’est alors un plan en trois dimensions. Infinité potentielle de regards qui se recoupent dans la profondeur. Rien n’est déterminé focalement que sur le fond d’un horizon infiniment diffractant de perspectives de perspectives. Cela mènera outre au plan, au dessin dit à rabattement avec ses raccourcis et ses faces éclatés dans un cubisme avant l’heure, puis à toutes ces modélisations qui permettent de comprendre et de construire…. sans fin. Le désir de science va de pair avec l’intuition imaginative… Darwin dessinera un corail plutôt qu'un arbre pour représenter le foisonnement de l’évolution… tandis que l’incroyable double hélice de l’ADN est une image que tout le monde… saisit en un clin d'oeil !

Dessin original de l'ADN par Francis Crick en personne

Dessin original de l'ADN par Francis Crick en personne

Plan de Karazhan (wow) revu et visité

Plan de Karazhan (wow) revu et visité

Plan axonométrique du Pallazzo Ducale d'Urbino

Plan axonométrique du Pallazzo Ducale d'Urbino

Avec Valerio Adami le tableau s’empare du discours en le canalisant dans sa machinerie optique. L’exhibition des formants des figures, cadrées et découpées là où l'on ne s'y attend pas, les dénoue des formes référentielles. Il casse la cohérence significative que pour mieux ouvrir ses lignes à tous les sens… et nous montrer ce qui dans le visible excède la signification… et concerne la jouissance. Un travail formaliste dont le moteur serait un désir de savoir. Un jeu à décrypter sans chercher un sens ultime qui en dit plus long sur le jeu de la découpe des formes…  de cet étrange kaléidoscope qu’est notre œil. Pour finir par faire dire au code ce qu’il ne veut pas dire. Ce corps à corps du regard avec le visible transgresse les limites du découpage visuel imposé par le cerveau humain (mammifère) et la logique discursive.

 

Savoir jouir des figures...

"Cultura fisica - Jean Harlow" de Valerio Adami, 1972

"Cultura fisica - Jean Harlow" de Valerio Adami, 1972

Version couleur de "Jean Harlow"

Version couleur de "Jean Harlow"

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