Ce n'est, au fond, qu'un éclat
Nous avions terminé la première partie de cette réflexion sur l’éclat par le coup d’œil et… la peur de voir et de ne pas voir ce qu’il ne faut pas, donc cela même qu’il faut voir. Où il s’agit de ce qui se présente et s'offre à nos yeux l’espace d'un instant, pour ne rien nous montrer du… tout, de ce grand Tout qui serait complet, parfait… et qui nous plonge alors, brutalement, dans un abîme d’incompréhension. On le sait… c’est par un regard, une voix, un grain de peau, des bouts de corps plus ou moins fétichisés que nous sommes fascinés. N’est-ce pas cet instant de voir et de ne pas voir qui donne tout son éclat à un petit rien du tout. L’éclat serait alors comme un fétiche au sens freudien du terme… comblant un vide… cachant une incomplétude… une angoisse.
Où il s’agit de donner forme à ce souvenir de ce que l’on n’a jamais véritablement vu mais qui hanterait notre regard. Comme l’impossible image d’un abîme féminin… devant quoi les mots s’arrêtent. Où l’objet n’apparait pas comme objet mais comme sa propre béance, ce pourquoi il n’y a pas de mot. L’objet n’est pas à chercher ou à poursuivre… il n’est tout simplement pas là. Il est quelque chose de mouvant (nous le cherchons encore de l’œil)… un mouvement que nous solidifions l’espace d’un instant… dans une tentative désespérée d’abolir le temps en une image… un éclat. Willem de Kooning ne disait-il pas devant les cuisses de ses « Women » : « peut-être que je peins vite pour retenir cet éclair ». Voyant s’ouvrir le gouffre… il nous faut le recouvrir d’un voile brillant.
Où le bout du pied de la Gradiva (ce personnage de la nouvelle, éponyme, de Jensen qui fascina Freud), dans le soulèvement aérien mais léger du bas de sa robe, est à la fois l’éclat d’un surgissement mais aussi le cœur inquiétant d’un voile ondulant de plis serpentueux qui montre une chose tout en ne la montrant pas probablement dans l’idée de suggérer… autre chose.
Où quelque chose se montre sans se laisser voir. De moins en moins de sens toujours plus… d’émoi de moins de sens de plus de… moins de moins de plus de… foutu éclat pourrait-on dire en trahissant un peu Christian Prigent.
Alors si l’on change de point de vue, on notera que, dans la mythologie grecque, la femme est confrontée à la… chose sous l’angle de l’horreur et de la monstruosité. Que n’a-t-on pas dit à Psyché concernant Eros ! Et face à l’interdit de voir, Psyché ne se dit-elle pas finalement, à la lueur de sa lampe : voilà… ce n’est… rien… qu’un « beau » corps brillant et lisse. Avec toujours cet incroyable éclat pour sublimer la chose ! « Ta peau se couvrirait d’écailles multicolores, tu serais beau, piquant et chevauchable ». Ce qui n’est pas beau, ce qui est terrible, ce qui est plus beau que le beau, ce qui obsède la curiosité, qui fait chercher des yeux, tel est le fascinant nous rappelle Pascal Quignard… le phallus en quelque sorte, puisqu’il était le « fascinus » dans le vocabulaire romain… ce qui repousse la vue et pourtant se montre… ce que l’on veut voir mais que l’on ne peut regarder, ce qui force le regard et le repousse…. ce qui est obscène…. que l’on met hors scène et que l’on recouvre d’un voile brillant.
Il y a un instant de voir l’informe et le monstrueux qui produit un effet fascinant. On ne se lasse pas de regarder les magnifiques ambassadeurs d’Holbein… c’est net, précis, impeccable mais quelque chose s’est glissée dans cette image parfaitement formée… une chose équivoque, indicible, une forme dépourvue de contour, un informe qui tremble et nous perturbe…. quelque chose s’agite dans le rien… une superbe anamorphose que l’on ne peut percevoir clairement qu’en regardant de biais. Où Holbein nous invite à faire un pas de côté… « circulez y a quelque chose à voir ! »
Mais le fascinant c’est aussi le prédateur dont le… regard vous cloue sur place. C’est la danse obsédante des objets petit a, chère à Lacan. L’objet petit a étant pour lui cet objet lié à la demande ou au désir de l’Autre (le génitif étant absolument à prendre dans ses deux sens objectif ou subjectif), plus ou moins déformable, mais surtout à même d’épouser en son bord un des lieux organiques, à la fois de couture et de suture avec l’Autre. C'est dans sa version orale, ce mamelon qui nous fait arrondir nos lèvres… ou ce bout de tissu ou de plastique, mal fichu à force d’être mordillé, que l’on ne peut s’empêcher de mettre à la bouche. Pour l’œil, ce sont ces regards qui vous enrobent et vous mettent en valeur ou… ces éclats qui vous en foutent plein la vue. Sachant que le désir n'est bien souvent que l'autre versant de l'angoisse...
Alors on a parlé la dernière fois de l’agalma qui plait et qui est l’ornement en grec. La beauté en tant qu’elle orne, aurait pour fonction de constituer le dernier barrage avant cet accès à la chose dernière qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas voir. Barrière de la beauté ou de la forme dans l’exigence de… conserver l’objet à voir qui est et qui n’est pas. Où il s’agit de donner une belle forme à l(a)forme en faisant une « lacanerie ».
Pour Baudelaire l’ivresse de l’art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre. Le beau surtout n’y touchez pas ! N’allez pas trop y voir ! De ce nœud du désir et de la loi la beauté prendrait son éclat. Pour Pascal Quignard… l’excitation qui fait l’approche de la joie serre la gorge. La beauté serait ce qui saisit à la gorge… angoisse. La beauté est le dernier voile avant l’horreur de la castration chez Lacan. Il disait : « le beau dans son rayonnement éclatant ce beau dont on dit qu’il est la splendeur du vrai… c’est évidemment parce que le vrai n’est pas bien joli à voir que le beau en est, sinon la splendeur, tout au moins la couverture. »
C’est l’éclat donné à un rien sous la forme d’un objet qui apparait et disparait qui créerait la beauté. C’est un voile qui donnerait de l’éclat à la beauté… un voile qui montre une chose tout en ne la montrant pas probablement dans l’idée de suggérer… autre chose. Et si le vrai scandale que le voile cherche à dissimuler c’était la beauté du rien ou du pas grand-chose, de son absence présentifiée ? Et si la fonction suprême du voile était précisément d’entretenir l’illusion qu’il y a quelque chose derrière lui. Croire que l’illusion est illusion c’est l’illusion. L’apparence se donnant comme apparence c’est le secret que la philosophie doit voiler pour conserver sa consistance. Où le voile serait là pour trouer l’espace au-delà…. dans un appel au vide.
Alors il y a le fameux fétichisme des poils et de la chevelure… ceux qu’obsèdent, plaisanterie mise à part, les tresses et les nattes. Mais on le sait bien, les cheveux des femmes fascinent souvent… et déclenchent même le désir. Dans « la lettre écarlate », lorsque l’héroïne Hester ôte sa coiffe puritaine et libère sa chevelure luxuriante, elle revêt alors une présence sexuelle exceptionnellement forte. Où il va s’agir pour la société et ce d’autant plus si elle cherche à étouffer le pouvoir de la femme, de canaliser cette éblouissante puissance… de la tresser ou de la nouer voire malheureusement de la voiler. Chez Leonard de Vinci ou Botticelli les coiffures ressemblent à des… tores recouverts d’un enroulement sophistiqué de fils de cuivre (c’est l’éternel concubinage des mathématiques et de l’art à la Renaissance)… mais comment justement ne pas être électrisé par ces bobines de mèches tressées en rond sur les tempes des jeunes filles. Les cheveux blond vénitien sont torsadés et ramenés en un chignon lui-même roulé en tresse… pour mieux laisser à nu… le magnifique blanc à tempera de leurs nuques fragiles. Les filles aux cheveux relevés sur des nuques droites et fières vous enflamment. Avec toujours ce double côté du fétiche comme dans « l’œil du démon » de Tanizaki: « Le col de son kimono profondément ouvert sur sa nuque, laissait voir une couche de blanc plâtreux sur sa peau qui réfléchissait la lumière d’un blanc incandescent. Son chignon était si lustré… courbe parfaite, sans un seul cheveu fou, d’un noir lumineux. » Argh les chevelures noires et compliquées des courtisanes japonaises… leurs chignons savamment lissés, noués…. Avec leurs longues épingles… univers intouchable et proche… désirable et si bien défendu.
« Nue sous ses cheveux noirs » comme disait Marguerite Duras.
Alors comme Warburg l’avait pressenti, ces crinières diluviennes et ces tresses sans fin de la Renaissance sont là pour corriger la froideur de nus trop parfaitement délinéés… pour compenser leurs pubis imberbes qui sont comme des coquillages fermés. Comme l’a si bien dit Didi-Huberman la Venus de Botticelli est aussi reclose, aussi impénétrable qu’elle est belle… dure est sa nudité : ciselée, minérale... le dessin qui la contourne est d’une netteté particulièrement tranchante (cela ne nous rappelle-t-il pas d’ailleurs les ambassadeurs d’Holbein)… une nudité froide auquel a été ajouté ce flot presque étranger et choquant de la… chevelure. Véritable compensation fétichiste… où la chose se montre et ne se montre pas.
Et bien sûr… il y a aussi les volutes de leurs pubis. Ah… entre ses doigts écartés, j’ai pu voir tout de même, je vois encore, je verrai toujours. « Vision plantée dans de la volup… thé noir de poils trempés » (encore Prigent)... chattes délicieusement duveteuses et plus ou moins ébouriffées… lumineux buissons ardents qui nous en auront fait voir de toutes les couleurs.
Me revient une phrase de Quignard qui m’a toujours bouleversé : « Le peu de poil blond au bas de son ventre qui prenait la faible lumière qui venait des fenêtres, qui tombait de la lune et la transformait en douceur. »
Tout cela est finalement un peu absurde… mais pourtant si beau et tellement… vrai.
Le nu est tout aussi lisse et le poil obscène chez Ingres. Le nu s’exhibe… le sexe s’élide… mais cette fois c’est un turban qui vous emporte dans le maelström de ses plis. Ingres et sa ligne sévère mais… délirante. Le corps doit s’y plier dans ses extravagances pour mieux compenser le style idéaliste mortifère et glacé qui s’est emparé de la bourgeoisie européenne au XIXème.
Alors la ligne aussi peut être vue comme un fétiche. Comme l’éclat, elle tient du scintillement et d’un vacillement incessant… comme menacée au moindre changement d’angle… question de point de vue bien sûr. On l’a vu la dernière fois la ligne d’un sein peut tout à coup devenir un toboggan qui vous fait tourner de l’œil. Un regard ricoche sur des jambes roses… un mollet cambré. C’est encore et toujours cet instant du coup d’œil… subrepticement jeté… où l’on retient à jamais (au sens aussi de retenir pour que ça ne choit pas) une simple courbure. Comment retenir cet instant où le tournoiement d’une jupe… la ligne ou le galbe d’une jambe franchissant une porte… se muent en un mouvement comme ralentis… une trace laissée au passage qui, sans cesser d’être mouvement, devient aussi irrévocablement… un moment. Une ligne à marquer d’un trait noir souligne l’emplacement de ce qui n’existe qu’à manquer… le bord évanescent d’un corps qui s’avance ou s’éloigne.
Où, au fin fond des grottes préhistoriques, donner forme à une silhouette par une simple ligne accomplit une apparition possédant la qualité d'un phénomène vivant.
L’arabesque d’un contour s’enroule et se déroule... où caresser de l’œil encore et encore… ça peut vous foutre en l’air d’une manière extraordinaire.
La ligne, comme le pli, font fétiche… la chair peut se déployer, onduler, gonfler, s’élever, se creuser. Curieuse convexité en ces lieux profondément troublants…. Avec toujours ce double côté : le plissement est à la fois creux et soulèvement tandis que la ligne en entaillant la surface qu’elle parcourt… ne va pas sans faire fuir ou se bomber ses flancs. « Pulpe de peau ras le zé… bré de jarretelles » dirait Prigent. Où une ligne entaille son « lacis croisillon dans la pâte rose »… trace un chemin secret dans les désordres du jardin.
Argh ce jardin secret et protégé… comme dans ce poème de Cocteau sur les infantes de Velasquez que j’aime beaucoup... « Rose est le deuil du nœud des armures d’Infante… Si jamais le soleil profite d’une fente… La dentelle aussitôt le charge de ses fers. »
Ah ce trou abyssal… dont il nous faut tracer l’inouï littoral, suivre l’insinuant contour…
Nous ne sommes en cet instant de voir qu’œil ahuri… de quoi nous faire devenir « méti-cul-yeux ». Coin de culotte ô blanche ô furtive... tu en auras fasciné plus d’un. Ourlée de blanc elle a la brillance des desseins mystérieux… la beauté scandaleuse d’une forteresse. Mais pourquoi tant de fines broderies en ces lieux qui se dérobent ? Pourquoi couvrir ainsi la nudité si ce n’est pour qu’elle demeure à jamais invraisemblable.
Peut-être pour donner vie à ce qui n’est au fond qu’une image ! Selon Alfred Gell les motifs ornementaux fonctionnent comme des pièges à penser. Ils forment un labyrinthe mouvant où nos regards se perdent. Enchaînés dans leur… casse-tête on s’abime dans leur contemplation… comme un exercice spirituel. Ce sont les rinceaux et volutes libres de Kant qui ont finalement le pouvoir d’animer l’image… dans un mouvement ondulé et rythmé pouvant prendre possession de toute sa surface. Impossible fuite dans la multiplication des points de vue d’un monde aux infinis cheminements.
Matisse savait très bien que la régularité de la grille ou d’un motif pouvait faire vibrer les courbes… mettre la surface en mouvement par effets d’échelles, en imprimant son module.
Et un bout de phrase (un fragment comme il se doit ici) de Nabokov me revient à l’esprit et tourne dans ma tête:
« …with innumerable dazzling zigzags bifurcating and trifurcating against the dark background. »
Des éclairs secrets me cisaillent… comme une envie folle de tracer sur le papier les zigzags de lumière de sa robe avant… que le tonnerre n’éclate.
Sacrée image vivace. Il ne s’agit pas de peindre le rien, il s’agirait de rendre vivant un vide… de faire vibrer le noir comme Soulages dans la réverbération des obliques qui scarifient la surface de ses toiles. Je pense aussi à Twombly… un blanc diluée, un blanc légèrement sale mêlé d’une pointe de rose fané, où c’est la lumière qui anime la surface… on dirait la mer en mouvement… des vagues dans la brume, langues d’écume, broderies d’anciens corsages. Une houle avec ses crêtes de dentelles. On jurerait que l’écume d’une vague s’ouvrant sur son propre vide remue sur le tableau.
Chez Courbet, le soi disant matérialiste… quand l’obscurité se change en nappe d’eau… il n’y a plus trace de son couteau… pas même un sillon fin de poil de pinceau… la surface est figée comme lissée par une lame de verre. Tout est gratté, poncé, léché et glacé… où il s’agit de masquer de sa brillance les dessous…. finir par décoller l’image de son support, devancer le corps du tableau d’une apparition virtuelle, flottante et comme désincarnée. Et c'est alors, qu' avec son couteau, il dépose sur les côtés des gerbes d'écume... instants d'éclairs toujours perpétués... l’éclat du fantôme de la Loue.
"Il fait grand usage du couteau à palette... avec une franchise éclatante et brutale, tandis que les poils du pinceau creusent de petits sillons où la lumière vient s'émousser et s'éteindre" (Théophile Sylvestre). Comme pour Soulages... le soleil ne peut agir que de biais sur ces épaisseurs sillonnées. Ses saillies, écrasées par les empâtements menacent de s'effondrer, dans l'obscur gouffre originel... le fameux noir de Courbet. Son "origine du monde" engouffre la visibilité dans l'invisible. Courbet montre pour cacher et en creux il révèle un outre-monde. Et cette énergie qui se soulève pour mieux s'affaisser... palpitante, gonflée, boueuse, écumeuse... venue du fond des âges... c'est la pâte même des choses.
Juste une pensée au passage pour tous ceux qui auront mêlé leur sperme au glacis de leurs peintures pour bien reluire le tout... le secret du peintre est parfois que faute de jouir dans le sexe d’une femme, il jouit à la surface de son image.
« Et c’étaient de grandes gerbes d’écumes d’où elle ressortait toute nue, en riant, en criant, les seins ballants, les fesses toutes luisantes » (Quignard).
Il y a de ces bouillonnements de tulle chez Velasquez et… chez Degas où la lumière vient d’en dessous, se prend dans le bord des tutus, devenus presque mousseux de clarté. Un nuage blanc éblouissant aux courbes succulentes flotte et s’envole sur fond de nuit… elles sont comme des méduses aspirées par un ciel d’encre pour Laurent Jenny.
Et toutes ces robes qui nous font craquer !
« Votre prise de robe… votre nudité était dessus, à lui donner son éclat ». La nudité s’étale sur la robe pour Marguerite Duras. La nudité est ce qui sans fin se dérobe… démultipliant les lignes… éclatante. Bon sang c’est évid(a)nt ! Et quand Prigent délire magnifiquement ça donne : « je te regarde… ma pensée tombe avec ta robe… la chute de ma pensée est ce à quoi je pense au moment où ta robe tombe… ma pensée se dérobe dans l’envie de toucher ce que ta robe tombée enrobe de pensée… toucher est l’excès… la tombe où tombe la pensée quand elle se dépense devant ce qui tombe comme tombe ta robe… »
Parce qu’on dit dans le pan de sa robe, le mot signifie à la fois ce devant quoi nous restons, fascinés, en arrêt et ce dans quoi quelque chose a été pris ou nous-mêmes pourrions bien nous prendre et tomber comme dans un piège. Le tablier de la mère d’Hantaï… tellement repassé et brillant. On peut se regarder dedans comme dans un miroir. Un pan violet sombre éclatant de lumière. Et quand on voit les tabulas que son fils a peinte, on voit qu'il peut vous hanter une vie durant...
L’objet du pan serait un objet réel de la peinture… éclatant et étalé. Au-delà de l’éclat du pan, il y a le vide sur lequel il se fonde et qu’il évoque. Toute forme qui accentue l’idée d’une surface au-delà de laquelle nous ne pouvons pas voir sera idéale pour capter notre désir. Mais ce qui se passe sous le manteau crève les yeux, s’ouvre à perte de vue… Les pans de la Madone sont surfaces de contemplation. Où il s’agit de faire passer le devant opaque dans un dedans lumineux. Comme une étoffe qui montrerait sa doublure. Manteaux de la vierge. Surface ocellée, ponctuée d’éclats étoilés… pulvérisation colorée, déchirée, ouverte et tramée sous le manteau.
Où il s’agit encore et toujours de capter le regard dans un éclat, un chatoiement, des variations de couleur. En fait ce ne sont pas des couleurs mais… des éclats. Comme s’il fallait depuis toujours pour les peintres donner un caractère « agalmatique » aux fruits… en leur prêtant une étoffe précieuse… une robe chatoyante et tournoyante… époustouflante… c'est peut être que leur intérieur n’est pas grand-chose pour… l’œil. Et regardez le jardinier Vallier de Cézanne… sa face est elle aussi noyée dans les éclats de couleur. Ça ruisselle de partout. Le visage se délite et se brouille…. C’est une pomme ! Où la beauté du portrait ne consiste pas à révéler un caractère ou la profondeur d’une pensée mais réside dans sa « robe », ses… éclats… y compris celui d’un œil noir qui… vous transperce plus qu’il ne vous parle d’une âme.
Les miroitements ne sont que des effets de surface… éclats insensés… de brillance et de disparition… où s’indique une profondeur… qui nous appelle dangereusement. Une surface sur laquelle s’incliner… pour mieux interroger ses reflets. Un monde monte vers toi… un monde de reflets infinis sur une belle étendue d’eau sombre… celle-là que Monet voulait fouiller pour dépouiller, touche après touche, l’emmêlement fugace des couleurs. Où l’on est entrainé dans cette houle de la profondeur faisant surface. La profondeur flotte en moirures mouvantes… elle n’est que l’apparence qui se dérobe…
Quelque chose file en caresse sur l’acier des étangs dont l’aire polie recèle une vie insoupçonnable à l’œil nu.
Le regard s’élide dans le chatoiement. Où il s’agit de faire vibrer, battre, pulser la surface de la toile. Cézanne disait qu’il fallait laisser des blancs surgir… car ils font clignoter l’image. Pour Delacroix ce qu’il faut peindre c’est la saillie… où il faut strier et faire palpiter les intermittences du visible au travers de hachures de couleurs…. Signac reprochera d’ailleurs à Delacroix de faire trop chatoyer ses étoffes sans avoir le courage d’introduire directement dans les chairs des femmes des éléments multicolores non justifiés par la nature. L’incarnat doit suggérer une sous-jacence… une tresse de blanc et de sang. Le résultat chez Delacroix est que l’écrin brille plus que les bijoux (même si pour la Dora de Freud c’est la boîte à bijoux qui importe le plus). Degas qui était mécontent des tons trop blanchâtres de ses pastels de femme hachait leurs corps de grands traits orange ! Comme s’il fallait les fouetter pour faire remonter le sang à la surface ! Le Titien étalait ses couleurs avec les doigts jusqu’à ce qu’elles rappellent une robe de bête velue et soyeuse… il voulait pénétrer et se fondre dans la peau des choses… Quant à Poussin ses chairs étaient faites d’une pâte nacrée… secret du peintre… passée en glacis transparent sur une préparation rouge visible au travers… et laissant voir comme par un suprême raffinement… la palpitation de la vie.
« Son dos dénudé sous les rais de lumière vive du store… haché… insoutenable de douceur… de la soie rayée de fils d’or… des herbes folles un paysage… des blés blonds… »
Pour Bonnard il faut inverser les choses, faire venir sur le devant de l’œil ce qui devrait s’enfoncer et enfoncer ce qui devrait saillir… afin que l’ombre devienne tout un monde fantasmagorique de clarté et de luminosité… iridescent et palpitant !
L’art de Watteau est d’avoir su quant à lui discerner le jeu des ombres dans les lumières heureuses de la fête… avec ses personnages presque ailleurs, sur le point de déserter en silence le miroitement ininterrompu d’une époque qui finit par emprisonner le monde dans la ronde de ses reflets. Les frondaisons, comme prêtes à déferler en vagues vert et or, soulèvent déjà l’horizon. Watteau a le pinceau sec comme une plume et avec il découpe, il incise et excise. Sa technique devient avec le temps plus fouillée, plus crispée. L’aigu des couleurs et des éclats atteint les limites de la stridence. Forêts brillantes l'ondée passée. Le tableau de caprice… de rien… pour rien.
Chez Leonard de Vinci il y a cette espèce de coquille brillante de lumière qui… comme un voile soyeux… laisse deviner quelque chose dans la profondeur. Les toiles qu’il peignait et polissait donnent le sentiment d’une incomplétude riche de toutes les ombres et de toutes les lumières… qui seraient comme le voile d’un manque insituable, à quoi l’affect de beauté qu’elles produisent serait foncièrement attaché.
Dans les ors de son Ombre.
"Nous étions dans les dorures. Aveuglés tout le monde en avait un éclat dans l’œil."
Carton de "Sainte Anne, la vierge, l'enfant Jésus et Saint Jean Baptiste enfant" de Léonard de Vinci, vers 1500
Une des formes du sublime est de réfléchir le point de vue à perte de vue... de fragmenter la chose en de multiples éclats.
Mon œil arti… culé reluque son recul. Il a une vision… d’une intrication kaléidoscopique d’ellipses mammaires. Mon œil est comme collé au trou d’optique d’une boîte de perspectives… dans le vertige d’un espace anamorphosé : démultiplication distordue des volumes, avancée des fonds, remontées des sols. Je garde la scène à vue. Je reste assujetti à la logique de la perspective… dont les anamorphoses sont l’abus et jamais le refus. Le corps féminin m'est montré sous toutes ses facettes et coutures, fragmenté, diffracté, recomposé, multiplié, mis en abyme comme dans un jeu de miroirs, kaléidoscope vertigineux, mais où le sexe reste toujours caché, dans un revers de l’image. Lanterne magique. Une image constituée de surfaces réfléchissantes. C'est la trop belle déesse éclatante de beauté qui est vue sous tous ses angles.
Où l'on cherche à donner à voir ce qui échappe à la vision, à savoir le regard. Le point de regard. Horreur du voir. Centre impossible à voir.
Toute la stratégie de Persée ne consiste-t-elle pas à isoler méduse et capturer son regard par un effet de détournement... en utilisant le reflet de son bouclier pour la lorgner. Où l’on ne peut saisir la forme que dans l’obliquité et l’effraction d'un regard en... coin.