D'une goutte chez Vermeer

par jms  -  30 Janvier 2013, 18:54  -  #Vermeer

Allons du côté de chez Vermeer. Où il va s’agir d’une goutte d’or... médusante. Comme si on n'y voyait goutte dans ce bastringue ! Et pourtant dieu sait que les toiles de Vermeer sont lumineuses, il n’y a pas l’ombre d’un doute !

 

Le premier paradoxe chez Vermeer, c’est que ce peintre tout de finesse et que l’on peut associer à la vogue des « fijnschilders » hollandais (les peintres fins), est un miniaturiste (la dentellière tient sur une feuille de format A4) qui peint… flou ! C’est la fameuse « inscrutable délicatesse » du peintre de Delft.

 

Un flou à l’opposé d’un Lorrain qui lui réussit à rendre la brume tout en ciselant de petits personnages dans les lointains. Vermeer, lui, donne l’impression que tout est au net et pourtant, des pastilles de peinture, des grains de folie, viennent perturber le bel agencement de ses scènes d’intérieur. Sa précision scrupuleuse n’est qu’un leurre.

 

Une perle hante sa peinture... une goutte de lumière.

 

Un exemple frappant est celui des clous d’or de tapissier de ses fauteuils. Qui, petit aparté, ne sont pas sans me rappeler le fauteuil Louis XIII de mes parents avec sa tapisserie usée jusqu’à la corde et son clouté sur les côtés comme celui d’une toile bien tendue. Des fauteuils de maître à haut dossier avec des pieds droits en chapelets de boules (avant qu'ils ne se racornissent et ne se tordent au XVIIIème) et leur siège... élevé. Vermeer, comme nous le verrons, aimait à surélever ses Dames.

 

Mais l’important c’est donc ce clouté d’or sur fond bleu de Prusse, non pas pointilliste mais… minimaliste ! Comme un decrescendo dans la dorure, qui serait partie du trecento avec ses fonds d’or divins et omniprésents, serait passé par les reflets brillamment rendus des richesses capitalistes des natures mortes du siècle d’or, pour aller jusqu’à ces quelques gouttes jaune vif et abstraites. « Un jaune intempestif qui renonce aux ors religieux ou capitalistes pour une ponctuation brillante ».

 

Pastel gras perso sur Vermeer

Pastel gras perso sur Vermeer

Qu’y a-t-il donc de vrai dans la brillance que nul or n’est assez véritable pour assumer ! Tout ce qui est or brille mais tout ce qui brille n’est pas or.

 

Voici donc un clou tout rond qui, à la fois, est et n’est pas un détail. Un clou qui a une fonction d’appât et d’écran. Car ce clou est un détail qui ne se dé-taille pas ! Si l'on s'approche on ne voit qu'une grosse virgule jaune... un petit éclat rond qui fascine...

 

Être et ne pas être, avoir et ne pas avoir, voilà qui nous ramène à la notion de fétiche en psychanalyse. La négation conjonctive, que l’on peut rapporter à la question de savoir comment la mère l'a et ne l’a pas (le phallus), c’est le « et » et le « non », du nec - puisqu’en latin, il y a bien un mot pour le « et non » c’est nec. Et en le dégageant de sa gangue phallique, en pensant ce nec comme étant quelque chose de l’ordre de l’objet petit a Lacanien (l'objet du désir dans son ouverture... métaphorique), comme ayant trait à la structure de la langue, du signifiant, eh bien on fait un pas de… comme les aimait Lacan (pour qui le pas-de-sens était comme un pas-de-vis) ! On jouera donc avec plaisir de l’idée de l’appât, ou de l’a-pas, qui a pris très tôt, au 17ème siècle avec Malherbe et consorts, la signification de l’attrait féminin.

 

Le nec plus ultra de Vermeer, le clou du spectacle... ne serait qu'une perle sur le lobe d'une oreille! C'est la touche finale qui d'un geste fait triompher la peinture. Où la pointe du pinceau peint non la chose mais un éclat, une goutte de lumière: c'est le précipité et la quintessence de l'art de Vermeer !

 

Ein glanz auf dem ohr ! A glance on the ear... le coup d'oeil sur l'oreille comme un coup d'éclat...dirait Freud.

 

Avec ce peintre on entre dans une entreprise de liquéfaction, ou de liquidation du détail pour mieux méduser son prochain... le clouer sur place. Un petit appât, un clou, suffit à nous prendre dans ses rets... comme le font aussi les fils rouges de la dentellière en leur réseau… liquide.

Détail de "la dentellière" de Vermeer (1669-71)

Détail de "la dentellière" de Vermeer (1669-71)

Détail de la "jeune fille à la perle" de Vermeer (1665)

Détail de la "jeune fille à la perle" de Vermeer (1665)

Un petit pan de peinture globuleux à l’effet médusant. Avec cette impression d’une tension liquide superficielle qui donne du volume alors même que la touche, une virgule, n'est qu'une surface unie. Un effet de capillarité gonfle et bombe la chose.

 

Vermeer dépose en fait avec son pinceau des gouttes de peinture crémeuse... juste assez liquides pour en séchant déborder un peu et former comme un émail. La pâte vit sa vie, se gonflant, se dilatant pour ensuite s'étaler en nappe savoureuse ou couler en filet.

 

Vermeer, comme l’a bien vu Pierre Sterckx, travaille au tout début d’une machine Deleuzienne d’abstraction optico-hydraulique. Une machine exsudative ou éjaculatrice. C’est le jet blanc tendu de toutes ces, peseuses, fileuses ou liseuses. Chez Vermeer les femmes égrappent la patience comme des gouttes de lait. Comme s’il s’agissait d’exsuder le trop plein de lumière absorbé par la toile. Même le bon pain de la laitière sue à grosses gouttes. Tout un réseau vibratile couvre la toile... en pointillé. La peinture préserve la vibration lumineuse de sa disparition... en la gelant dans la surface picturale. La lumière est modelée pour être mise en gelée.

 

Les cartes (l'exercice de style obligé des peintres de l'époque) quant à elles, se... gondolent. Illisibles et dévorées par la lumière, elles se boursouflent comme si les flux et reflux de la poche du Zuiderzee qui imprègnent l'histoire de la Hollande déteignaient sur elles. Une Hollande dont le visage se déforme au gré des coulées et marées de ce qui plus qu'un simple golfe, a toujours été la première bourse d'échange du pays.

 

... ou elle se lâchent ! Dans la lettre d'amour, dans la pénombre de l'entrée, sous la carte accrochée sur le mur on distingue des écoulements... qui disent un débord. Comme le dit Guillaume Cassegrain, la peinture rejoue avec ses moyens propres les fleuves et les mers décrits sur la carte. Et si la carte derrière laquelle ces coulures apparaissent est bien le symbole de la fonction descriptive du tableau, ces phénomènes de coulures affolent tout le système! Comme dirait Michel Leiris ces longues taches aux configurations louches sont incertaines comme des alluvions venus on ne sait d'où, comme des sables charriés par des fleuves au cours perpétuellement changeant, assujettis qu'ils sont au mouvement du vent et de la pluie. Il suffit d'ailleurs d'aller regarder sur ce même tableau les plis de la tenture en haut à droite pour y voir d'étranges formes lourdes et pleines... prêtes à s'ériger. 

 

Guillaume Cassegrain voit la main du peintre dans "l'allégorie de la peinture" comme une sorte de... bulbe aqueux, de goutte maintenue en équilibre au bout du bras de l'artiste! La main gonflée comme d'une sève fluide serait en fait le symptôme du peintre.

 

Une lèvre embue une commissure. La jeune fille n’a pas qu’une perle.

 

Pastel gras perso sur la jeune fille à la perle

Pastel gras perso sur la jeune fille à la perle

Ah quand on se perd dans le détail ! Non pas méticuleusement et obsessionnellement mais quand on part dans la lune. Dans ma famille on se reconnait à cette faculté d’y aller soudainement. Yeux dans le vide. Comme humides.

 

Un pan globuleux et onctueux. Origine du monde. Globe céleste et laiteux comme la voix lactée. C’est l’astronome qui manipule et caresse une lune qui semble… pleine d’animalcules.

 

Pastel gras perso sur le globe de l'astronome

Pastel gras perso sur le globe de l'astronome

Huile sur toile perso d'un mixte de l'astronome et du géographe

Huile sur toile perso d'un mixte de l'astronome et du géographe

A une époque où le verre hollandais fait fureur. Lentilles, lunettes, microscopes et télescopes se répandent. Leeuwenhoek, drapier de son état, devient le premier bactériologiste de notre histoire en explorant au microscope des gouttes… d’eau. Il habitait non loin de chez Vermeer et le fréquentait peut être. C’est en 1677 qu’il mentionne pour la première fois, dans une lettre adressée à la Royal Society, des animalcules très nombreux, comme des virgules, dans du sperme. Huygens, lui, préférait le télescope et gardait les yeux rivés sur les lunes de … Saturne. Il donna une première mesure à la vitesse de la lumière grâce aux travaux du danois Olaus Roemer sur les lunes de… Jupiter. Il dira de notre drapier dans les gouttes : « Vous voyez comme ce bon Leeuwenhoek ne se lasse pas de fouiller partout où sa microscopie peut arriver... ». C’est peut être même ce Leeuwenhoek qui construisit pour Vermeer des camera obscura dont les verres auraient pu par ailleurs être taillés par… Spinoza. Ces chambres noires qui permettaient de projeter le monde sur un plan (c’est l’ancêtre de la photographie) fascinaient ses contemporains. Or un des effets indésirables de cette machine optique est, outre d’entraîner des distorsions sur les bords, de flouter les reflets lumineux... d'en faire comme des gouttes. Un effet qui a sans doute médusé Vermeer au point qu’il ait voulu systématiser la chose en peinture.

 

Un problème de résolution pour le moins!

 

Liquide on a dit, mais il y a aussi du poudroiement dans l’air. Une dé-fonderie d’or est à l’œuvre. A l’instar de chez Van Gogh, la lumière bouffe tout ! Elle dévore en particulier les cartes, les documents ou les lettres qui deviennent de pures formes géométriques et brillantes... des petits pans de lumières... d’étranges losanges d’or ! Un papillon jaune Proustien épinglé sur un pan de liège ! Un petit pan de mur jaune, alors que le sable était… rose.

 

Vermeer utilise pour « la dentellière » une toile au grain épais. Me fait penser à un tableau qu’avait ma mère, une nature morte marronnasse mais dont le gros grain me fascinait : une rugosité que je cherchais à... caresser. Ce qui est étrange avec le grain épais c’est quand la couche du dessus laisse transparaître celles des dessous : un tissage particulier de couleurs, souvent un camaïeu, reconnaissable entre mille. Pour Dali le grain « de beauté » de la dentellière de Vermeer, comme celui sur le lobe de l’oreille gauche de Gala, est le point de départ d’une exploration méthodique : « avec une minutie de physicien et d’archéologue… j’aurais pu dresser une carte de son corps ».

 

Huile sur toile perso autour du verre de vin de Vermeer

Huile sur toile perso autour du verre de vin de Vermeer

Un grain de perspective, dans un camaïeu d’or.

 

« …puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter de Hooch qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entrouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposé la petite phrase apparaissait… »

 

Mais, à l’instar de Proust avec Albertine, notre peintre niché dans sa lentille cherche avant tout à capturer la femme, à l’enfermer et la soumettre dans une camera obscura lumineuse... une coque à l’intérieur nacré. Comme le savoure Jacques Henric, il fignole, bichonne, polit, enserre, enveloppe, encercle, cloisonne... il ferme toutes les issues, filtre, drape, calfeutre. Le cube scénographique de la Renaissance se referme sur sa proie pour mieux enrober sa perle (ou épingler son petit papillon jaune).

 

Une boîte aux pans de peinture où le regard bute toujours sur quelque plan qui limite sa fuite tout en refermant l'espace. Une boîte que Vermeer prend soin de cloisonner aussi rigoureusement côté cour que côté jardin. Au sol des dallages de losanges oranges et bleus... un sol pentu... comme une échelle qui nous incite à nous élever. Sur le côté, des fenêtres d’un blanc cassé comme des vitres sablées. Et dans le fond des murs que Vermeer rapproche. Car il adopte quasi systématiquement à la fois une contre plongée avec une surélévation de l’horizon dans la moitié supérieure de la toile (comme si c'était le point de fuite d'un enfant) tandis que la jonction entre le sol et le mur reste tout en bas. Cela rapproche le mur du fond (il faut que la boîte soit bien fermée) et monumentalise la Dame. Sur le devant, des tapis épais et des tentures volumineuses gonflent leurs plis. Toute une série d'entassements, d'emmitouflements et d'épaississements obstruent la surface. C'est en fait une véritable dé-perspective de plis froncés qui se déploie à l’avant plan. Une affaire de pans et de plans qui nous rappelle encore une fois que l’histoire de la peinture racontée comme une conquête de l’espace… perspectif n’est que l’endroit d’une histoire à l’envers somptueux, tel une queue de pa(o)n.

 

Les volutes boursouflées du tapis de l'astronome semblent l'anamorphose du globe dans lequel ce dernier s'absente... un ballon dégonflé.

 

Il s'agit d'interdire au regard le leurre du lointain, de le contraindre à s'étaler au ras des choses. Quant au point de fuite… Daniel Arasse a bien noté qu’il était caché, au sens, où un objet, une main s’interpose toujours devant lui. « Nous ne voyons pas ce que nous regardons alors que tout semble nous le montrer ». Un dedans du dedans hante les tableaux de Vermeer... qu'il faut parfois quadriller en dépit des coulures... quand le point de fuite est occupé par une carte de géographie. Comme si alors il nous était enjoint de quitter le fond fermé de la scène au travers d'une discrète mais insistante évocation... exotique. Un dehors qui s'ombiliquerait à un point de pure abstraction quadrillé...

 

... ou à un pan de mur triangulaire et lumineux.

 

Parfois au fond, sur le mur, un miroir semble nous renvoyer une image... comme s'il y avait, là-bas derrière le mur, quelque chose à voir. Souvent dans les oeuvres de Vermeer les regards partent hors champ ou s'égarent sur quelque pan de lumière. Quelqu'un ou quelque chose manque... rendu extrêmement désirable par ces regards... par le tableau dans ce qu'il nous suggère et nous cache. Les toiles de Vermeer sont une méditation sur le regard... ils ne donnent rien à voir que le voir lui même.

 

Les cruches blanches aux inflexions suggestives qui, à l'instar de celles de Cézanne, ne sont pas sans évoquer des courbes féminines... d'un blanc cru, matérialisent par leur ligne et leur volume un espace caché et désiré. Peut être tout simplement ce que le regard cherche à... contourner avant de s'échapper vers le point de fuite du tableau.

 

Il y a également chez Vermeer quelque chose que j'aime beaucoup: ce sont les rotondités comme encapuchonnées de ses Dames. Argh... les capuches blanches qui entourent leurs fronts lisses et bombées me... décalotte. Les cheveux tirés en arrière... les fronts en partie épilés... où il s'agit de dénuder les pensées et les rêves de ces dames. Avec une envie irrésistible d'y poser délicatement la main comme le fait l'astronome sur son globe. Pour mieux s'absenter mon enfant. Et comme une envie folle de lentement faire le tour du visage enturbanné de la jeune fille à la perle tout en caressant du pouce sa bouche entrouverte.

 

Mais comment ne pas évoquer pour finir cette cruche ocre rouge de la laitière, ce goulot des turbulences obscures. « Une trouée qui enroule, dans sa substance ténébreuse, l’espace qu’il épanche dans le temps ». Mais qu'est ce qui dégouline, lactée, de là? C'est l'immémoriale nourrice dans son immémoriale tâche de transvasement des éléments. Comme quoi un dehors hante la peinture de Vermeer... 

 

 

Pastel gras sur papier

Pastel gras sur papier

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