La béquille de Dali

par jms  -  21 Janvier 2013, 18:56  -  #Dali

Salvador Dali était un branleur fou, avouant à de multiples reprises avoir recours de manière compulsive à la chose.

 

Et l’instrument de prédilection de ce voyeur c’était la… béquille. Un vrai fétiche pour Dali. On la retrouve dans de nombreuses toiles et elle a son souvenir écran dans le livre qu’il a écrit sur sa vie (si peu) secrète.

 

Où il raconte comment le jeune Salvador est fasciné par les aisselles d’une servante aux seins turgescents qui cueille du tilleul. Il décide alors d’une stratégie pour se branler tout en gardant à l’œil la chose. Il laisse tomber son diabolo dans le rosier grimpant de la façade de la tour du moulin où sont entreposés des… melons, et demande à la servante d’aller le lui récupérer avec son échelle. Il remonte en vitesse au grenier de la tour et miracle bien calculé… le corps de la cueilleuse s’encadre parfaitement dans la fenêtre, le rebord inférieur la coupant à hauteur des cuisses, le supérieur dissimulant bien sûr la tête (un pas-de-face cher aux voyeurs). « Alors je posai avec délicatesse la fourche de ma béquille contre un des melons. Il était si mûr que ma béquille s’y enfonça. » Et Dali peut tranquillement et frénétiquement se branler en toute impunité face aux deux magnifiques globes, tout en s’aspergeant d’un… jus poisseux doux et… ammoniaqué.

 

Seule la béquille serait apte à recueillir la belle forme par excellence, le plein cintre qui hante Dali. Même les couilles qu’il aime à dessiner ne doivent pas trop pendre, précise-t-il. Si un léger allongement des bourses est indispensable le tout doit conserver une belle rondeur.

 

S'il s'agit bien sûr de maintenir l'objet du désir à distance, cet étrange instrument sert aussi et surtout à épouser la forme chérie et intouchable, en tentant de maintenir en place ce qui aurait tendance sinon à se défaire, à… couler.

 

Huile sur carton perso

Huile sur carton perso

Couler et non s’écouler. Tout est une question de viscosité chez Dali qui s’autoproclamera l’artiste « hypervisqueux » du siècle ou l'apôtre de l'extase mystique ultra gélatineuse. Un englué de l’autoérotisme !

 

Le supergélatineux est à l’honneur ! Un beau fromage bien lisse qui se laisserait plus ou moins aller. On reviendra sur le côté comestible, mais notons tout d’abord que chez Dali la couleur n’est pas une menace qu’il faut endiguer en la cernant de près par de gros traits noirs comme chez Valerio Adami. Il ne s’agit pas de couper et de recoller à son aise les formes dans des vitraux cernés de plomb ! Non c’est la déformation continue qui l’interpelle et l’obsède. Il ne cesse d’étirer les formes, pour les laisser épouser leur support, ou se reposer élégamment de pli en pli (arrondissant les angles, d’une béquille l’autre). Etirer tout en évitant la… coupure, voire l’angle trop aigu (il parlait à propos de Chirico de perspectives et d’angles… sanglants). N’oublions pas que Dali a peint un hommage à René Thom, fasciné qu’il était par ses modèles mathématiques des catastrophes. Et même s’il ne devait guère comprendre l’analyse et la topologie, il n’en reste pas moins qu’en terme de plis il en connaissait un rayon ! Ce peintre aurait aimé plus que tout épouser… la forme ondulée d’une ouïe de viole !

 

Pastel gras perso d'après Dali

Pastel gras perso d'après Dali

Lorsqu’il peint une forme arrondie, Dali fait souvent une ombre caractéristique en forme d’arc qui souligne les dessous sans se confondre avec le contour de la forme. Comme la virgule des perles chez Vermeer, ce petit arc, qui rappelle la béquille, gonfle et fait… boule. Sans lui, pas d’effet de volume. Et la façon dont Dali peint ses ombres est repérable entre mille. Celles-ci ne découpent ni ne cassent les volumes mais doublent, enrobent et gonflent les contours, épousant les pliures et les enroulements de toutes ses montres molles, défroques de violons, et autres volutes baroques. Une ombre qui souligne les plis et soutient… les formes plus que de les défaire.

 

Il n'est pas le peintre du phallus triomphant mais celui de la verge à demi gonflée qui sait s'appuyer avec... élégance.

 

Mais ce moelleux qui nécessite un maintien est aussi de nature… comestible.

 

Il y a ce fameux épisode décrié de la bretelle d’Hitler. « Chaque fois que je commençais à peindre la bretelle de cuir qui, partant de sa ceinture, passait sur son épaule opposée, la mollesse de cette chair comprimée sous la tunique militaire créait en moi un état d’extase gustatif, laiteux, nutritif et wagnérien. » Rappelle que le corps de Mussolini paraissait à Walter Benjamin mou et flasque comme le poing d'un épicier obèse. Un cochon bardé de cuir SM ! Où les ceintures et les bretelles maintiennent les chairs moelleuses des dos tendres et dodus.

 

Une oralité se dessine donc, teintée de… monstruosité. Dali a écrit d’ailleurs un texte intitulé « De la beauté terrifiante et comestible du modern style », où les formes végétales de l’art nouveau (et en particulier les bouches de métro de Guimard) doivent être vues comme perverses et contre nature, comme les plantes du tertiaire telles que fantasmées par Dali, grasses et succulentes (car gorgées de suc bien sûr) mais surtout… cannibales.

 

Encre d'après Dali

Encre d'après Dali

Mais avec la nourriture il s’agit encore et toujours de (se) maintenir en forme, de garder la ligne !

 

Si Dali n’aime évidemment pas les épinards filasses et informes, il se régale par contre avec les crustacés. Il adore en fait manger tout ce qui est… « petite armure », comme il dit. Tous ces êtres qui portent leur os à l’extérieur et dont la chair garde sa forme après décortication ! Car bien sûr chez Dali toute nourriture qui se respecte sait garder ses formes.

 

Où il s'agit encore et toujours de faire bonne contenance. Dali se définissait lui même comme un mollusque sans coquilles ! Et lorsqu'il évoque sa rencontre avec Freud il parle de crânes ressemblant à des escargots de Bourgogne et précise que si l'on veut manger sa pensée il faut la sortir toute entière avec une aiguille pour qu'elle garde... sa forme et ne se casse pas ! On peut dire que Dali « s’hainamoure » (comme dirait Lacan) de l’assaut du mou sur le dur. La forme n’est belle qu’avec une certaine élasticité. Et la menace monstrueuse d’une tenue qui s’avachit et coule parce que trop visqueuse est à la fois crainte et adorée.

 

L’oxymore qui poursuit Dali c’est un solide coulant ou un liquide tellement visqueux qu’il en est comme figée. Un sexe de cuivre malléable à la main !

 

Dali imagine le végétal charnu du tertiaire piquant avec des feuilles épaisses et rigides, gorgées d’un suc semblable à du lait qui s’écoule au moindre sectionnement. Dali est fasciné par la préhistoire et sa faune antédiluvienne. Il aime à imaginer un animal du crétacé dévorant un végétal de même taille. Il se rappelle des petits magazines de son enfance, pas encore des BD ou des fanzines, plutôt des illustrés tels que ceux que Max Ernst aimait à découper pour raconter ses histoires insolites. Et en particulier d’un où la carcasse d’un immense oiseau du tertiaire est bricolé pour devenir… un avion de fortune. On imagine le personnage d’Arzak de Moebius chevauchant un ptérodactyle…osseux.

 

Os, carcasse, squelette, crâne.

 

Il va nous falloir maintenant passer aux crânes Daliniens. Le crâne, une vanité qu’Holbein le premier a modelée et étirée en la pliant aux lois de l’anamorphose !

 

Mais avant il nous faut faire un petit détour sur cet autre type de formes que Dali apprécie (et craint) fortement. Ecoutons le divaguer à raz de terre comme un enfant : « Je passe plusieurs heures au soleil occupé à la confection d’une multitude de petits objets monumentaux c'est-à-dire que je tiens à me figurer agrandis dans d’énormes proportions ». Ce sont en fait des galets et des pierres. Si la plupart ont des formes extraordinairement suaves, arrondies, polies par les siècles… charnelles, d’autres, rongées par l’érosion, rappelle d’étranges squelettes d’animaux dans des attitudes féroces (la fine poussière de mica fait étinceler les arêtes coupantes).

 

A la forme ronde et lisse se voit donc rajouter une forme érodée et pleines de trous qui donne à fantasmer des squelettes d’êtres étranges et fabuleux.

 

Le fromage et le squelette ! L’un ne va pas sans l’autre ! C’est le côté chinois de Dali (une culture où les nervures soutiennent les épanchements d’encre à l’opposé de l’occident où la ligne-contour enferme la couleur ).

 

Et dans le seul roman que Dali ait écrit si on trouve : « Sa peau était à cet endroit si fine et si blanche, que Grandsailles, la regardant plongea délicatement sa petite cuillère dans la surface lisse de son fromage blanc. » on aura également : « ses deux genoux craquèrent l’un après l’autre, avec le même bruit que les sarments de vigne dans la cheminée ». A la chute d’une goutte dans un bain lactée s’associe une forme plus fractale et plus cassante. Une forme qui fait penser aux fossiles marins dont celui qui servait de presse papier sur le bureau paternel, évoquant un sexe féminin.

 

En fait si la coupure nette est prohibée chez Dali, l’étirement jusqu’à la déchirure et l’ouverture est non seulement supportable mais même souhaitable. Car si notre peintre avoue rêver de chairs coulantes comme de seins allongés il lui faut ajouter qu’il rêve aussi de formes cadavériques (où la peau déchirée révèle le grouillement des entrailles).

 

Huile et collage d'après Dali

Huile et collage d'après Dali

Mais revenons à nos crânes. Dali inverse la valeur morale de l’anamorphose. De vanité elle devient l’expression des désirs et transgressions. Chez Dali le crâne est à la fois os, peau et chair. Et Dali se plait à le déformer, à… l’étirer. Et même si dans les multiples déformations des solides auxquels s’adonne Dali, des membres peuvent manquer à l’appel, pas de coupure franche : ils sont en général compensés par des déformations longilignes et des lacets dégoulinants. Les crânes sont ainsi affublés d’étranges protubérance gainés de housses ajustées par des boutons et des lanières (que dis-je des lacets !). On le voit, si le crâne dalinien est phallique il ne l’en est pas moins de façon… originale.

 

Dans les constructions rocheuses improbables qu’il affectionne, les cavités ont toute leur importance : elles peuvent nous révéler des ombres chinoises très suggestives comme un sexe saisi par un poignet aux allures de masse d’armes.

 

La masturbation chez Dali se fait « jusqu’au sang, jusqu’au l’os, jusqu’aux hélices du calice ». Une peau fine et délicate glisse sous la main. Formant de multiples petits plis, juste en amont de la belle forme du gland ainsi dégagée. Où il s’agit de soulever la peau avec une extrême précaution !

 

Voila peut être une des raisons pour lesquelles Dali aime à dessiner ces femmes très fines, cintrées de près, bardées, bandées, enroulées de combinaisons légères et fragiles. Une déchirure nous livre alors leurs roses entrailles. Volutes. Comme celles des violons et violoncelles, des instruments à cordes frottées qui lui sont chers. La main se crispe. Diable. Quel écorché vif !

 

Ces moulantes et coulantes combinaisons ont toujours un côté SM, comme chez Kafka avec au tout début du procès cet homme qui frappe à la porte : « ce personnage était svelte, mais solidement bâti, il portait un habit noir et collant, pourvu d’une ceinture et de toutes sortes de plis, de poches, de boucles et de boutons qui donnaient à ce vêtement une apparence particulièrement pratique sans qu’on pût cependant bien comprendre à quoi tout cela pouvait servir. »

 

Un bruit fait alors son apparition. Criquets et cigales s’en donnent à cœur joie. C’est l’atavisme du crépuscule.

 

Un frénétique bruit d’insectes poursuit le peintre dans ses promenades au crépuscule.

 

« Je visitais avec elle le musée d’histoire naturelle au moment du crépuscule. Le soir tombait prématurément, dans les vastes salles, toujours plutôt sombres, du musée. Au centre même de la salle des insectes, on ne pouvait contempler sans effroi le couple troublant, reproduit en sculpture à des dimensions colossales,…. »

 

« A la sortie je sodomisais Gala devant la porte même, déserte à cette heure, du musée. J’accomplissais cet acte d’une façon rapide et extrêmement sauvage, enragée. Nous glissions tous les deux dans un bain de sueur, à la fin asphyxiante, de ce crépuscule d’été ardent qu’assourdissait le chant frénétique des insectes. »

 

Couverture réalisée à la gouache pour "la vie secrète de Salvador Dali"

Couverture réalisée à la gouache pour "la vie secrète de Salvador Dali"

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