Clongowes

par jms  -  14 Janvier 2013, 14:35

Clongowes !

 

Un clong vient résonner à mes oreilles au milieu de sonorités irlandaises. Une cloche sonne : la « division bell » des Pink Floyd, la cloche du collège de… « Clongowes » où James Joyce étudia un temps. Un collège anglo-saxon avec ces briques que l’on imagine rouge sombre dans la grisaille. Plus sombre et pourpre le rouge dans la brume du comté de Kildare !

 

Des collèges froids et néo-gothiques qu’hantent revenants et fantômes. Car le souffle du « Ghost » anglais, comme du « Geist » allemand, n’est pas étymologiquement « pneumatique » comme notre Saint-Esprit (qui vient du grec « pneuma hagion »), il est agité… en proie à l’effroi !

 

Un son comme crépusculaire se propage !

« Plainte aveugle dans le vent, jour d’hiver couleur de lune,

Enfance, le bruit des pas meurt contre la haie obscure,

Cloches longues du soir.

La blanche nuit approche doucement. »

(Georg Trakl)

 

J’aime le bruit du vent, ce « hou, hou » avec un h chuintant et sifflant. Alors je me laisse envelopper dans sa caresse soyeuse… comme dans un cocon ! Un vent un peu frais qui me fait frissonner et... ça n’en est que meilleur.

 

Mais du frisson à l’effroi il n’y a parfois qu’un pas.

 

Cela enfle : « … Tous les embruns, toutes les rafales venaient rebondir sur la colline… ça rugissait dans les piaules, les portes en branlaient jour et nuit. On vivait dans une vraie tornade… » (Céline).

 

Insinuons nous dans le Clongowes de Joyce: « … la cloche sonna pour les prières du soir ; il suivit la file des autres, de la salle d’étude par l’escalier, et le long des corridors jusqu’à la chapelle. Les corridors étaient sombrement éclairés et la chapelle était sombrement éclairée… Il y avait un air de nuit froid dans la chapelle et les marbres avaient la même couleur que la mer la nuit. La mer était froide jour et nuit ; mais la nuit elle était plus froide. Elle était froide et sombre sous la digue… Il voyait l’obscurité. Est-ce que c’était vrai, qu’un chien noir rôdait par là, dans la nuit, avec des yeux aussi gros que des lanternes de voiture ? »

 

Chapelles, cryptes et reliques. Il faut revenir aux origines. Le Moyen-âge de l’an mil. Où le corps politique de la féodalité est un corps brisé en mille morceaux brinquebalants  qui s’accrochent les uns les autres, par voisinage et contact plutôt que par hérédité. Où l’articulation sociale épouse une anatomie osseuse. L’époque se soutient d’un ossuaire ! Car l’époque aime les os. Le blanc manteau d’églises recouvre un gigantesque rassemblement d’os épars : les reliques des Saints.

 

Etrange histoire que nous conte Jean Clet martin dans son « Ossuaires ». La dynastie capétienne se consolide au début du XIIème siècle, sous Louis VI, dont le pouvoir va se fonder sur une thaumaturgie : le toucher qui guérit des écrouelles. La dynastie bascule alors dans une assise héréditaire là où la succession carolingienne restait élective. Et ce au travers d’une association avec le loup. Un loup ombrageux, animal et symptôme, à cheval sur forêts et villes, que le carolingien Louis IV affronta plus d’un siècle plus tôt au soir de l’été 954. Désarçonné, le roi meurt par la suite d’un "lupullement" morbide qui pullule sur la généalogie royale. Une parenthèse chaotique s’ouvre.

 

Le lieu du drame est l’épaisse forêt de Void qui abrite les restes de Saint Marcoul : le saint qui guérissait les écrouelles. Marcwulf, entre chien et loup. Marcwulf, « le loup de la marche », loup processuel, chimère populaire. La cérémonie du toucher des écrouelles, emblématique de la monarchie capétienne, débute donc avec Louis VI : une légende des saints qui entraîne la puissance des rois à s’enraciner dans l’ossuaire des reliques. Et le peuple s’appropriera ses rois au travers de ce miracle « manuel » lancé sans bien en mesurer les conséquences par la royauté et l’église. Le pouvoir verse du côté du tact et du magico-divin. Les chevaliers adoubés seront plus… baptisés que frappés du plat de l’épée. Ils seront aussi… courtois et errants. L’empire romain s’éloigne : il laisse la place aux saints empires européens (la première attestation du « Sacrum Imperium » date de 1157).

 

Les cloches sonnent, le loup hurle à la lune.

Le regard angoissé et perdu dans la forêt grise et blanche cherche...

« La folie flambait dans ses yeux pourpres….Sur moi croulèrent les ombres des ormes, le rire bleu de la source et la noire fraîcheur de la nuit… » (Trakl)

 

 

Conglowes, pastels gras et collage-montage

Conglowes, pastels gras et collage-montage

Il faut pénétrer le donjon ! Un donjon digne du jeu « World of Warcraft » (développé par la société… Blizzard !), tel que celui de Karazhan, médiéval et fantastique, au plan tortueux mêlant chapelles aux contours fractals et salles en damiers. Comme ces fameux plans d’églises au chevet émaillé de chapelles, organisé pour la déambulation grégorienne autour de la crypte et de ses os. Un parcours psalmodié. Au début « à randon » : une vieille expression française qui signifie avec impétuosité. Mais qui tournera à l’aléatoire en anglais pour donner « at random » : au hasard. Une racine que l’on retrouve dans la randonnée… du chevalier errant ! Quant au damier, le problème du cavalier cher à Euler nous rappelle le plaisir que nous avons à prendre des chemins tordus lorsqu’il s’agit d’aller à Dame !

 

Détail d'un tableau-collage réalisé autour du jeu "World of Warcraft"

Détail d'un tableau-collage réalisé autour du jeu "World of Warcraft"

Qu’importe l’objet de la quête, plus tortueux et hasardeux sera le chemin ou la voie et mieux ce sera.

 

Oupouaout, celui qui ouvre les chemins, le dieu égyptien à tête de chacal au profil affuté se dresse grand et mince comme un chien héraldique. Il va nous accompagner le long des corridors sombrement éclairés dans notre quête de la Chose. A moins que la Chose ne soit le sombre dédale en… lui-même !

 

Quelques grappes de raisin bleu s’ensanglantent sous les coups de becs éternellement voraces d’oiseaux de malheur (plus rouges les tâches sur leur peau violacée et sombre), comme pour huiler les engrenages et rouages de bois d’un mécanisme ancien qui… se réveille,… se met en branle. Bruit d’entrechoquement ! Les oiseaux nettoient les crânes.

 

Clongowes

Certains hommes du passé, nous rappelle Quignard, suspendaient dans les arbres les cadavres de leurs proches, les laissant à disposition des oiseaux. Ce sont les vraies sirènes qui dévorent le visage en commençant par l’œil. Les vautours furent les premiers chiens de garde des dieux au royaume des morts. « Ou les vautours ou les loups », comme disaient les romains en lançant les dés.

 

Au fond d’un puits profond, au plus secret de la grotte de Lascaux, on trouve le premier homme figuré. Il semble tomber en arrière et a une tête de … rapace.

 

Chercher, c’est à l’origine errer en rond. Les rapaces tournoient au dessus de leur proie. Ils cherchent tandis que nous spéculons sur leur vol. Nous regardons de loin où vont s’abîmer les vautours. Charognards que nous avons été avant que d’être de grands chasseurs.

 

Mais au fond du labyrinthe nous attend une minotaure aux talons aiguilles qui saura fouler et presser plus cruellement notre poitrine la nuit venue. La cauquemare, la succube de nos cauchemars !

 

La sirène, la seiren serreuse, serrante, sphinge sphinctrice (encore Quignard) qui déboîte et disloque les têtes de ses...

 

Clongowes

Quignard dit que le Moyen Age fut hanté par les chevauchées des femmes dans les forêts et sur les landes. A la vérité les romains ne parlaient pas à la fin de l’Empire, de jeteuses de sorts ou de sorcières et autres succubes mais de femmes qui professent de chevaucher aux heures de la nuit sur certaines bêtes, en compagnie de Diane, d’Hérodiane, d’Hérodiade (en vieux norois dainn, c’est la mort et Heredainn, le (la) seigneur de la Mort) et qui franchissent en un rien de temps de vastes espaces invisibles. Entendez-vous le raffut des molosses de la mesnie hellequin ! Sentez-vous l’ombre des noirs dogues énormes qui mâchent la boue noire dans les ténèbres de la nuit !

 

Quignard fut émerveillé le jour où il découvrit que la comptine enfantine « Am stram gram, pic et pic et colégram, bour et bour et ratatam » conservait de façon presque intacte le rythme sibérien du tambour chamanique Emstrang Gram.

 

Emstrang Gram

Biga biga ic calle Gram

Bure bure ic raede tan

 

Tan c’est le “brin” de la fée. La femme a toujours dans la peau un brin de fantaisie. Un grain dans la fente ?

 

Gram c’est le loup. Le loup poursuit la Lune. La mesnie Hellequin traverse le ciel étoilé. « Viens, viens, j’appelle le loup, je le demande à la « baguette ». « Mange, dévore.»

 

Où le seigneur de la Mort se féminise.

 

Une femme en extase joue avec un crâne énucléé, saisi et manipulé comme l’ultime vanité de l’homme : un sex toy au service de ces Dames. Hamlet n’a qu’à bien se tenir! "The cave was littered with the skeletons of men and women she had sexed to death. Their bones frozen in Kama Sutric positions of unbearable erotic contortion. They had expired in the grip of extremic climaxes... But there were other items... Crafted from dried reindeer antlers and lashed together with animal sinews... they were the erotic invention of... Her! Some carved of lining rock and polished to a glassy smoothness, were obviously designed to abrade the perineal sponge. Others were fashioned of bird bones and wrought to excite the clitoral legs that encircled the vagina..." (Chuck Palahniuk)

 

La demande dans l’amour courtois, c’est d’être privé réellement de quelque chose. A la place de la Chose se situe un objet affolant, un partenaire inhumain et totalement arbitraire dans l’exigence des épreuves qu’il impose. Au travers des détours de l’amor interruptus se profile la fonction éthique de l’érotique. C’est le plaisir de désirer. Mais attention, on ne parle jamais d’une personne dans les termes les plus crûs que lorsque celle ci est transformée en fonction symbolique. Et si Lacan aimait à sortir à son public un étonnant poème courtois sur la sodomie et les caresses buccales qui met en exergue, un certain cloaque central, la littérature fantastique cache quant à elle au fond de ses labyrinthes, et là encore dans les termes les plus crus, des minotaures monstrueux et bien gore.

 

Clongowes

S’ajoutent alors les inévitables bruits de succion des films gores, comme au fond du lavabo quand l’eau descend par le trou de la cuvette. Clongowes devient alors Conglowes, faisant advenir le son gl- que Derrida sortit de sa gangue, au fond de la g(l)orge, pour écrire un des plus grands délires qui soit, « Glas », où s’entremêlent Heg(e)l et Genet. Au fond de la crypte, des cloches et de l’effroi on passe ainsi au glaive et au gluant…chevaleresques,…courtois.

 

« Dévalant les marches inconnues… Une présence hostile le poursuivait le long des rues obscures ; un grincement de fer déchirait son oreille. Le long des murs d’automne, enfant de chœur, il suivit sans bruit le prêtre silencieux ; sous les arbres aux feuillages brûlés il respirait, ivre, l’écarlate de cette robe vénérable. »(Trakl)

 

Au fond des tiroirs qui s’emboîtent les uns dans les autres, toute de rouge et de cuir vêtue, règne, non plus la cauquemare mais the white mane mare (la grande inquisitrice Blanche-tête) avec sa crinière blanche.

 

Une inquiétante étran-gluante Dame!

 

Les cloches sonnent, sonnent et résonnent tout au long des murs du monastère écarlate. Clong ! Clong ! La glotte se resserre, une sensation d’étranglement nous étreint. C’est l’effet Glo-. On parle en phonétique du coup de glotte… danois. Un grand dogue danois au poil ras ondoie lentement. Une bulle se forme dans la gorge. Et le g(l)ong résonne.

 

« Il lui dit : - Tu seras abbesse de cet endroit -… Il ajoute que c’est une sorte de jeu, que de toute façon elle ne bougera pas de Paris ou de Soissons, que simplement chaque hiver elle recevra de là-bas, du nom imprononçable, des sacs d’or… quand elle défait sa robe, elle aime à penser qu’elle donne à Gondevald l’abbesse d’un nom imprononçable. Elle connaît le plaisir dans le corps d’une abbesse. Elle demande plusieurs fois à son amant de lui redire le beau nom de latin pur… Quand elle meurt à Soissons, elle prononce le nom imprononçable. »(Pierre Michon).

 

Un nom imprononçable. Des sonorités qui vous font partir. Nom de Nom de pays, le nom bordel!

 

De Clongowes à Clontarf. Il suffit de changer une syllabe et de bleus et rouges crépusculaires entre chien et loup on passe à un mélange d’orange et de vert automnal et criard (Clontarf c’est cluain Tarbh en irlandais, le pré au taureau, tandis que Clongowes c’est cluain gobha, ce dernier étant le… forgeron).

 

Clongowes

Mais revenons au cœur du labyrinthe, cette chose qui s’involue autour d’un attracteur étrange (en mathématique c’est la forme parfois terriblement belle qu’épousent les systèmes chaotiques au fil des itérations). Où le théorème du point fixe (où l’on finit toujours par tomber) se transforme en la matérialisation d’un attracteur étrange… virtuel.

 

Or, au cœur de la crypte, à défaut d’une minotaure aux talons aiguilles, nous pouvons nous retrouver face à un tombeau, une châsse, un cénotaphe : le lieu vide de la mort et du pouvoir.

 

Régis Michel a su retrouver au fond des tiroirs du cabinet des arts graphiques du pavillon de Flore du Louvre (encore un labyrinthe) les superbes tombeaux noirs de Louis Jean Desprez. Un quadrillage régulier (encore un damier) de moellons équarris tourne autour du pot, ceinturant une voûte plein cintre pour mieux nous attirer au fond de son puits.

 

Où nous attend encore une créature carnassière (le lieu du pouvoir ne saurait-il s’entourer que d’une gueule montrant les dents ?). Un cercueil certes, mais surtout une immobile machinerie où les coiffes des sphinx avec leurs inflexions à rayures font… comme des roues dentées. Des engrenages pour mieux nous broyer.

 

Aquatinte de Louis Jean Desprez

Aquatinte de Louis Jean Desprez

Ce qui est à voir serait au-dedans ! « La beauté n’est pas autre chose que l’infini contenu dans un contour. » Hugo

 

Si sous l’œil du quattrocento, optique et perspective sont sous le joug d’une morale rigide, tirée au cordeau, avec le baroque la perspective se déprave sous un œil gonflé ouvert sur on ne sait quelle turpitude ou terreur.

 

Où il s’agit de décorer de volutes un porche d’ombre ! Certains cabinets de curiosités étaient en marbre noir et sans fenêtre. A l’intérieur, la lumière semble émaner du noir.

 

Le baroque s’est complu dans la pompe funèbre. Haut lieu de formes torturées dans leur immobilité forcée. Pour Lacan l’art baroque est incontestablement le lieu de l’évocation, voire de l’exhibition de corps jouissants… à la copulation près. Nulle part l’œuvre d’art ne s’avère de façon plus patente pour ce qu’elle est : obscénité ! Déhiscence du trou ! Certes le baroque aime le blanc, les vasques en forme de fesses, les coquillages comme des vagins, les floconnements crémeux, les marbres en émulsion, mais ce n’est que pour mieux cerner la chose !

 

Et plus tard les lumières du XVIIIème n’iront pas sans leur noirceur baroque : les souterrains du roman noir et gothique, les châteaux de Sade. Des lumières qui accouchent du rigide et vertueux Saint Just comme du machiavélique libertin et bandeur fou Saint Fond chez Sade.

 

C’est la puissance du noir, la nuit du monde, l’abysse de la négativité radicale de Hegel avant l’heure.

 

Et pour en finir avec le son (cl-), on notera que le Klang pour Hegel joue le rôle d’un son fou, sorte d’automate machinal qui se déclenche et s’agit sans rien vouloir dire. Dans une répétition en deçà du sens.

 

Tremblement, vibration, résonnance. Si l’air et l’eau ne résonnent pas par eux-mêmes, le métal, comme le verre, a la clarté du Klang : il peut retentir de lui-même.

 

L’échauffement des corps sonnants comme des corps frappés ou frottés les uns contre les autres, se transforme alors en ferveur. C’est le bouillonnement affolant du son.

 

La mise en branle du corps est relève (au sens de l’aufhebung Hegelienne) à travers la chaleur. Relève de la rigidité des corps. Accomplissement du Klang.

 

C’est le magnifique générique du « Trône de fer », où les tours du donjon se dressent mécaniquement et impérieusement, alors que les engrenages s’enclenchent les uns les autres. Frottement, érection, ferveur.

 

Ne manque plus que l’huile, l’onction pour faire briller le tout.

Image extraite du générique de la série du "Trône de fer"

Image extraite du générique de la série du "Trône de fer"

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