Hagard

par jms  -  14 Juin 2013, 15:26

Hagard ! Le mot a été prononcé avec les perspectives sinueuses et délavées de Munch et ses personnages médusés par l’angoisse aux yeux creusés à force d’être cernés par son pinceau.

 

Munch qui disposait d’une maison dans le bourg d’Åsgårdstrand, avec ses å diacrités d’un rond en chef qui se prononcent comme un a long qui finit par devenir un o (aa). Comme Quignard, je suis fasciné par le fracas des consonances scandinaves.

 

 

Montage à partir d'une huile perso autour des jeunes filles de Munch

Montage à partir d'une huile perso autour des jeunes filles de Munch

Et c’est l’œil hagard, la tête figée que l’animal totem de Quignard guette sa proie. C’est le harfang des neiges, la grande chouette blanche de l’arctique, la chouette aux yeux rouges.

 

« D’épervier ou de chouette, de gerfaut ou d’effraie, un œil tendu, œil magnétique et intense, quand il roule vers vous de la prunelle. Qu’on dirait même alors préhensile, un œil monté sur une sorte de bras et qui vous palpe, et qui vous tâte, qui vous essaie. Salivant, s’allumant à mesure. Tout à son affaire. » (Philippe Bonnefis sur Quignard)

Le Colleone de Verrochio 1483-88

Le Colleone de Verrochio 1483-88

Me fait inévitablement penser aux yeux du Colleone de Verrochio, … énormes, ronds, enchâssés au double anneau des paupières et des rides comme le dit André Suarès. Une paire de besicles furieux qu’on voit aux grands oiseaux de proie ainsi qu’aux vieux lions. Aux vieux lions sages comme ma grande tante Hélène, ma tantoun qui était si douce, avec ses pattes d’éléphant, sa canne et qui la nuit…dévorait en cachette le gras des côtelettes.

Couverture de livre de Antonio SauraCouverture de livre de Antonio Saura

Couverture de livre de Antonio Saura

Chercher vient du vieux roman cecher et du vieux romain circare : où il s’agit d’errer en rond comme un oiseau de proie qui ne cesse de tournoyer.

 

Il y a cette phrase de Derrida qui ne cesse de tourner dans ma tête à propos de l’aigle Hegel (dans ce livre incroyable où le son « gl » fait son entrée en philosophie). « L’aigle pris dans la glace et le gel. Soit ainsi figé le philosophe emblémi… », à défaut d’être englué dans la résine noire et poisseuse de Kiefer.

 

Les yeux fascinants sont grands ouverts, fixes, puissants, inexorables, exophtalmiques.

 

Il y avait à Franceville, petite station balnéaire de la côte normande, dans la villa « Marie Louise » où je passais le mois d’août, une cave qui donnait sur l’extérieur par un petit soupirail rond. Une sorte de hublot avec deux barreaux en son milieu entre lesquels Il était facile de se faufiler. On pouvait alors entendre la mer et d’étranges roucoulements d’oiseaux.

Sculpture de Javier Marin

Sculpture de Javier Marin

Mais le philosophe figé dans sa mélancolie noire par excellence c’est bien sûr Kierkegaard !

 

Kierkegaard (ou Kierkegård) est né en 1813 d’un des plus riches négociants danois de l’époque. Un homme terriblement puritain qui dut alors épouser dans la précipitation en secondes noces… sa servante. D’une faute originelle…

 

Kierkegaard, avant d’être le grand obsessionnel de l’angoisse que l’on sait, est d’abord un mélancolique, à l’humour noir et sarcastique. « L’incapacité à posséder sa bien aimée n’est jamais ironie. Mais la capacité à la posséder tout à loisir, au point quelle supplie et implore de devenir vôtre ; et là être incapable de la posséder : voila l’ironie. ». Une ironie noire.

 

 

Kierkegaard en séducteur

Kierkegaard en séducteur

Mais ce grand mélancolique est emblématique de l’angoisse… protestante. Où il s’agit de l’anfechtung de la foi, une mise au défi de la foi particulière liée aux angoisses de la prédestination. Car avec le protestantisme, il n’y a pas de remise à zéro possible au travers de la confession. Et quand on est ainsi élu mais qu’en même temps on n’est sûr de rien, l’objet de l’obsession est la foi. Crainte et tremblement ! Où il ne s’agit plus de savoir si l’on a pêché. Mais où l’on finit par s’angoisser de douter de sa foi. L’angoisse du péché devient indistinguable d’un péché d’angoisse.

 

La peur de penser à une chose, de peur que cette chose n’arrive effectivement n’est plus alors une survivance des superstitions, mais une obsession folle, une mauvaise conscience inconsciente. C’est l’inexorable bascule puritaine vers l’intériorisation de la culpabilité. Et ce dans un monde qui prône chaque jour davantage l’individualisation (l’un ne va sans doute pas sans l’autre)!

 

Et cet évitement de la pensée que… entraîne une régression de la pensée dans l’agir obsessionnel.

 

Kierkegaard ne cesse d’arpenter sa chambre en répétant en boucle 7-14-21…

Portraits (dessin et huile sur carton) de Strindberg
Portraits (dessin et huile sur carton) de Strindberg

Portraits (dessin et huile sur carton) de Strindberg

C’est avec le puritanisme que le bien (well) se substitue au Bien (good), le bien-faire au faire le Bien. Où il s’agit d’éviter de penser au Bien (ou au Mal) en… faisant bien les choses.

 

Et à l’instar de Pierre-Henri Castel je crois qu’il y a un lien essentiel entre la scrupulosité du calculateur, le souci maniaque de la précision ou l’attention vigilante à la vérification et au contrôle répété des effets et la naissance conjointe de la science et de la technologie moderne. L’essor à venir du machinisme ne peut se concevoir que dans un régime qui a aboli le respect « imbécile » pour des finalités de l’action qui seraient en soi plus dignes que les autres.

 

Un bien faire qui a son côté pervers (Kant est avec Sade comme a dit Lacan). La contrainte réelle à aller au bout des conséquences de ce qu’on pense bien faire, est la face mortifère de l’automatisme du signifiant.

 

Le sujet bourgeois libéré de toute tutelle, autonome et individualiste, c’est cet individu fondamentalement abstrait qui va jusqu’au bout de l’obéissance à sa raison calculatrice dans laquelle il disparaît lui-même en tant qu’individu, comme n’étant plus qu’un relais anonyme de la circulation de l’objet et de la marchandise. Evanouissement du désir dans un calcul d’intérêt au-delà du raisonnable.

 

La raison, à force de n’être plus la raison de personne, n’a plus de fin.

 

L’apathie, le fait de faire son devoir pour faire son devoir, c’est la dernière défense du moi, la rationalisation mécanique de la vie. Etre encore l’agent d’un processus, alors que ce processus vous dépasse comme individu. Encore eut-il fallu en plus que ces processus se su(ss)ent en Prusse (dixit Gainsbourg).

 

Un amour irraisonné de la raison ! Ce n’est pas la faillite de la raison, c’est la raison de la faillite.

 

Kant a amené jusqu’au concept la scission protestante entre la légalité extérieure et la moralité intérieure. On prend ses distances vis-à-vis des coutumes et on tombe comme pièce de la machine du mécanisme social, sous le joug d’un maître bien plus inflexible. Et on essaie de combler le vide du signifiant sans signifié, par la rationalisation (justice, bonté, utilité). Le truc incroyable avec Kant, c’est que la rationalisation du respect se change en respect pour la raison en moi.

 

Il s’agit de jouir de la forme elle-même, la forme pure de la loi. Le sacrifice est à lui-même sa propre fin. La renonciation au jouir produit par elle-même un plus de jouir.

 

Une masturbation intellectuelle !

Montage sur la masturbation intellectuelle

Montage sur la masturbation intellectuelle

Arrêtons de philosopher et laissons nous entraîner vers les rivages du romantisme… nordique.  Dans la géométrie polaire et l’épure crépusculaire d’une photo de la finlandaise Elina Brotherus.

 

D’un Rousseau l’autre où la nudité entre chien et loup devient…  minérale.

 

Ce n’est plus l’esthétique du sublime chère à Caspar David Friedrich mais l’esthétique du… Pan. Evanescence dans le grand tout, le grand pan d’eau. Intensités frigides ! Le naturisme nordique comme hygiénisme est aussi une utopie répressive aux accents puritains qui neutralisent la vie et néantisent le sexe.

Photo d'Elina Brotherus

Photo d'Elina Brotherus

Et si je peux voir comme Fabrice Gabriel l’Allemagne comme un monde prune à trémas, la péninsule scandinave me semble quant à elle échouée au dessus d’un maelström  bleu violacé diacrité d’un rond en chef.

 

Comme un étrange bunker échoué… le bouclier scandinave est pour Gracq un squelette gratté, brossé, récuré jusqu’à l’os. Un dos de baleine. On dirait qu’il émerge de la mer comme l’échine d’un sous marin étanche et boulonné.

 

Une plage où gisent des arbres morts blanchis par l’eau de mer, le vent et le soleil. Un bois devenu étrange, sans écorce, minéralisé… qui fait penser à la fois aux ossements de quelque espèce antédiluvienne ou extra-terrestre disparue depuis longtemps mais aussi à la peau épaisse et plissé de quelque colossal animal que son volume, à l’antipode de celui la fourmi, oblige à n’être qu’un énorme sac à entrailles. 

Ecorces

Ecorces

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