Hantise de la coulure

par jms  -  7 Juin 2013, 14:21  -  #Munch

Les méandres noirs des veines de bois des portraits d'Anselm Kiefer me font penser à un autre peintre graveur qui, pour ne pas rester empêtré et enfoncé dans les ornières d’une terre boueuse sous la neige, s’est laissé aller chaque jour un peu plus, dans la coulure de la couleur : Edvard Munch.

 

Au départ ses tableaux sont comme lacérés par ses ongles dans une rage froide, une impuissance à extirper le monde de sa glu. Une pâte épaisse a été posée couche après couche avant d'être malmenée et entaillée à la spatule et au couteau jusqu'à obtenir une surface incisée d'un fin réseau de stries. Mais les routes vont finir par s’égarer dans des lointains plus mouvants, et sa peinture va se liquéfier.

 

L'enfant malade, lithographie, Munch, 1896

L'enfant malade, lithographie, Munch, 1896

Une petite sœur est morte bien trop tôt. Dans un gouffre, un maelström, dans le trou béant d’un ö tréma. Il s'agira d'échapper à la toux d'une soeur qui, après avoir déchiré ses poumons à elle, déchirera ses oreilles à lui, d'échapper à ses halêtements de poitrine.

 

Une fleur de sang hantera la peinture de Munch. 

 

C’est la robe rouge de l’enfant, évasée comme une cloche de sang.

 

Une vigne vierge rouge ensanglante les façades.

La vigne vierge rouge, Munch, 1898-1900

La vigne vierge rouge, Munch, 1898-1900

Enfouir sa tête dans sa chevelure rouge.

 

Certaines des couleurs tristes de Munch, des bleus salis, des verts éteints, des gris violacés, ou encore des roses rompus, sont parfois comme lavées de rouille. Un orangé particulier hante sa peinture.

Détail de l'enfant malade de Munch, version de 1886

Détail de l'enfant malade de Munch, version de 1886

En 1886 il peindra l'agonie de sa soeur Sophie morte dix ans plus tôt de la tuberculose. Pendant plus d'une année il retouchera sans relâche la toile, grattant la peinture, zébrant sa chair d'estafilades profondes. Une création-destruction où les coups de pinceau, les pigments saupoudrés et écrasés à la spatule, le lacis vengeur des éraflures sont conservés comme autant de reliques tactiles d'un processus de réalisation qui revit la douleur et la mort de la soeur.

 

Au début les griffures de ses toiles, le dessin méandreux de ses gravures, l'aident à canaliser sa peur de la coulure. Comme des veines de bois qui se gorgeraient d'encre noire pour enserrer plus fermement et garrotter les poussées de sève. Mais une fleur d'encre de chine se dilue dans le bois. Les courbes douces des fjords norvégiens, qui enveloppent nonchalamment les sombres bras de mer au bleu profond qui les pénètrent, ont-elles fini par apaiser notre peintre? Car Munch va laisser s'étendre les bras de ses couleurs comme un grand poulpe déploierait ses tentacules. Il mélangera peinture à l'huile, détrempe et pastels pour étaler des traînées de couleurs aqueuses avec quelques agglomérats de pâte coagulée. Il ira jusqu'à parler d' "une peinture faite de véritable sang".

 

Et si, à l’instar de Kiefer, les perspectives se meurent dans l’épuisement, la pâte malmenée des débuts n'est plus traitée pareil. Comme s'il fallait faire avec la neige qui tente de tout étouffer sous sa trompeuse blancheur ! Des chemins sinueux et sans fin, lavés de neige sale, remplacent les terreuses et crouteuses ornières de fuite des champs d'Anselm Kiefer. Gratter ou plutôt brosser la neige pour dégager les couleurs enfouies.

Cheval au galop, Munch, 1910-12

Cheval au galop, Munch, 1910-12

1910: c'est la fulgurante apparition sur fond de neige de ce cheval furieux, enragé et terrorisé. Une bête énorme peinte grossièrement, étroitement cadrée bien sûr. L'animal, brun rouge et écumant, se précipite hors d'un espace de peinture blanche et pure, sans profondeur. Avec son oeil fou, exorbité, au centre de la toile.

 

Les lignes de fuite se dirigent tout en souplesse vers un lieu où elles pourront emporter ce qu'elles cernent. Où il s'agît d'attraper une réalité qui s'échappe constamment. Quelque chose d'insupportable comme un cri qui cherche à vous engloutir. Les môles s’étirent vers des horizons hostiles et tourmentés. Un ponton, les planches à demi disjointes, résonne sous nos pas dans le soir, tandis que le ciel, parcouru de larges bandes rouge sang, est entraîné dans un terrible tourbillon. Une convulsion en spirale qui le tire, le  tord et l’enroule, mue par une force inconnue que seule une trop connue bouche évidée et réduite au simple ovale de ses lèvres noires peut encore nommer au seuil de l’horreur. Une bouche à l’ouverture béante comme un nœud dans une souche. Echolalie dans les veines du bois : une angoisse en ondes gigognes se propage.

Le Cri, gravure sur bois coloriée à la main, Munch

Le Cri, gravure sur bois coloriée à la main, Munch

Un cerne vous emporte. Le tourbillon infini, l'hélice, le vortex, le maelström en continu, le trou noir et le noir qui s'ensuit.

 

Tandis que des cris dépècent l'horizon jaune ultime.

 

Partout des yeux creusés comme médusés par l’angoisse. Sans oublier ces pantins las et endimanchés comme fatalement voués à des déambulations dominicales, masques plâtreux aux yeux troués, agglutinés en une queue interminable. A la noël 1868, à la mort de la mère, les murs se couvrirent de masques noirs... les visages se tordirent d'effarement.

 

Il s’agit de se plonger dans l’eau noire du fjord, huileuse et sombre. Dans la lumière glauque des hauts fonds violâtres, le vert donne aux lacis un aspect d’algues. Des courants moirés parcourent les dessous marins. Un corps de poulpe se love dans les rouleaux d’une mer violacée.

 

Böcklin et Redon ne sont pas loin avec ce bleu glauque et opaque où les formes s’emboîtent comme dans un puzzle d’enfant.  Car Munch cloisonne et installe des barrières, des garde fous où l’on s’appuie et s’arc-boute pour éviter de basculer dans le vide. Pour éviter d’être aspiré dans la coulure de la couleur. Car la liquéfaction menace, la couleur s’insinue partout.

 

La mer déferle lentement avec toutes ses nuances de violet. Les vagues paresseuses s'enroulent en bruissant sur les rochers. Au premier plan, de larges touches de grenat font comme un écoulement de... sang.

 

Filets de violets et de mauves vineux. Le peintre se détache à grand peine du flou qui l'enfume. Il s'embrume dans les volutes bleues des cigarettes et se perd et s'abolit dans les cheveux de la femme, cette pieuvre, belle et violente, aux cheveux roux et aux yeux verts de serpent.

Montage perso autour de l'autoportrait à la cigarette

Montage perso autour de l'autoportrait à la cigarette

Vampire, gravure de Munch, 1895

Vampire, gravure de Munch, 1895

Perfide et vénéneuse, la couleur s'égare en ruisseaux sinueux. Ce sont les roses et les jaunes de minuit où sa raison y a fondré. Ce jour là le ciel était d'un bleu démesuré, un bleu d'une profondeur sanglante..

 

Les chevelures s'enroulent autour des amants, étouffantes dans leurs longs lassos.

Le baiser de Munch à l'encre de Chine, 1894

Le baiser de Munch à l'encre de Chine, 1894

Dans "La puberté" une ombre se dresse derrière une jeune fille, une ténèbre toute gueule ouverte. Une ombre ondulante épousant souplement la surface du lit, glisse sur le drap avant de s'étaler sur le mur... Disproportionnée, d'une couleur sombre et redoutable, prête à engloutir sa proie. Lorsque Munch parle de cette ombre il déclare qu'il vit avec les morts.

montage perso autour de la puberté de Munch

montage perso autour de la puberté de Munch

Une grande fille au visage un peu rouge et aux larges hanches se laisse insinuer par le pinceau fluide du peintre tandis qu'à l'inverse le moi se caparaçonne derrière un trait de crayon, une griffe, dure et sévère. 

Les hantises de Munch (oeuvre perso volet droit)

Les hantises de Munch (oeuvre perso volet droit)

Autoportrait, Munch 1895

Autoportrait, Munch 1895

Et la lune (ou la cicatrice-souche d’une branche d’arbre), comme un œil morne, avec son long reflet vertical qui lui donne des allures de bilboquet, ou de clou géant, reste chevillée à l’horizon qui s’enfuit et ne cesse de glisser. Tout s’enroule le long de perspectives hagardes. 

 

PS: il est à noter que me suis appuyé pour ce texte sur l'admirable prose de Gérard Titus Carmel

Nuit d'été sur la plage, Munch, 1902-03

Nuit d'été sur la plage, Munch, 1902-03

Les hantises de Munch (oeuvre perso volet gauche)

Les hantises de Munch (oeuvre perso volet gauche)

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