Robes de chair

par jms  -  1 Juillet 2013, 14:56

Portrait de Marguerite Khnopff, Fernand Khnopff 1887

Portrait de Marguerite Khnopff, Fernand Khnopff 1887

En 1887 Fernand Khnopff peint sa sœur dans un décor géométrique épuré et … blanc. Encadrée de rectangles blancs rehaussés d’un zeste (d’inceste) d’or la sœur vénérée se dresse et s’encadre elle-même avec son bras ganté et gainé, en équerre, qui passe derrière son dos.

 

Le buste ligoté et cintré de blanc dans une camisole comme de cuir fin qu’arrivent tout juste à percer deux petits seins pointus et écartés. Une couture suture le devant formant des petits plis SM : où il s’agit de se prosterner devant la Dame froide et inflexible.

 

Du cuir fin tanné. Au Maroc, avec ma femme, je me souviens de cet homme qui nous avait tannée une peau de cuir blanche (qui a servi à recouvrir « l’amant » de Marguerite Duras) : il tapait et tapait.

 

Etrange tableau sécessionniste avant l’heure. Me refait penser aux corsets viennois qui viendront s’épancher chez Freud : infiltration de langueurs, lézardes de délices, marécages d’infinies sournoiseries. Seul le visage émerge et se dégage de tout l’appareil abstrait, un bouclier qui veut conjurer la méduse !

 

Ah ces sœurs incestueuses d’Europe centrale de Shiele et Musil.

 

Fleurs cueillies pour rien.

 

Klimt, quand il est mort, travaillait sur un grand tableau : « l’épousée ». Nous est révélé un des secrets du peintre. Sans commentaires. Chut !

Gerti Schiele (la soeur d'Egon !)

Gerti Schiele (la soeur d'Egon !)

« Elles ont habité furieusement ces corps somptueux : admirables hystériques qui ont fait subir à Freud tant de voluptueux et inavouables moments, bombardant sa statue mosaïque de leurs charnels et passionnés mots-de-corps… plus que nues sous les sept voiles des pudeurs éblouissantes… C’est toi Dora, toi, indomptable, le corps poétique, la vraie  « maîtresse » du signifiant. » Hélène Cixous.

Détail de l'épousée de Gustav Klimt, 1917/18

Détail de l'épousée de Gustav Klimt, 1917/18

Ravissement donc devant l’éclat blanc fétiche d’Olympia ou de la viennoise Mme K.

 

Mais la peau blanche ne cesse de révéler ses dessous, l’incarnat de sa chair ! On a beau la recouvrir…

 

Les toiles de Twombly se chargent avec le temps. « L’empire de Flore », en hommage au Poussin, laisse déjà plus que transparaître le sang et les humeurs. La tâche  finit par l’emporter,  dans tout son éclat, dans toute sa crudité. Le peintre se lâche dans une profusion de cons disposés sur la toile comme des croix sur un jeu de morpion.

 

Le Titien également s’était lâché à la fin de sa vie : dans son ultima maniera il peint avec ses doigts et laisse même ses contemporains croire qu’il utilise de la chair comme couleur. Ce sont les chairs de Marsyas l’écorché (sous l’injonction d’Apollon que Nietzsche opposait à Dionysos malgré ses qualités de boucher hors pair) : inapprochables, irregardables. Rôde alors comme une odeur qui ferait du mal.

 

Le Titien est hanté par l’écorchement de Marcantonio Bragadin au siège de Farragouste (1571).

Woman, De Kooning, 1964/65

Woman, De Kooning, 1964/65

Le peintre par nature se passionnerait-il pour les robes de chair ? Mais comme le croit Georges Didi-Hubermann, il ne s’agit pas simplement d’enrober les corps dans de la couleur, car ce ne serait que linceul ou fard (même s’il nous faudrait revenir sur cette part maudite de la cosmétique dans la peinture). Non, il y faut plus qu’une draperie : une tresse, un nœud de la surface et de la profondeur, une tresse de blanc onctueux et de sang qui transpire.

 

Pour Cézanne la chair a été la raison d’être de l’invention de la peinture à l’huile !

 

Une huile dont Willem de Kooning a raconté comment il en ralentissait indéfiniment le séchage en y ajoutant de l’eau.  Voila un hollandais qui a su joindre la peau flamande et les flux marins : entre une mise à nu de Rubens et un coup de vent de Ruysdael. Il faut que ça coule, mais pas trop, comme une crème épaisse, un magma inexorable. Les méandres de chairs s’écarquillent et ondulent. Tout un art de la convulsion onctueuse.

 

Le tableau exhibe une chair de couleur rose, pressée hors de son tube, qui devient chair d’un corps dévasté, un monstre à la bouche carnassière, un monstre par ce qu’il montre, un monstre de peinture.

Photo repeinte, Gerhard Richter

Photo repeinte, Gerhard Richter

La couleur malléable et moelleuse s’épanche et s’étale ! Le peintre nous (dé)livre de magnifiques poupées gonflées et criardes, outrageusement maquillées de giclures et de dégoulinures. De drôles et monstrueuses poupées titanesques : des « Women » comme De Kooning lui-même les a appelés, des women indéboulonnables et vulgaires.

 

Il a même intitulé une de ses women, « lobster » : le homard. Un mot trop beau pour être vrai comme le dit Florence de Mèredieu : la chair du crustacé conserve en effet dans sa pâte comme l’empreinte de sa carapace. C’est la chair sortie de son tube !

 

Une chair certes fouillée et fouaillée, mais les coups de pinceaux rageurs n’en restent pas moins comme… enfantins. En tous les cas ils sont respectueux (ce –tueux virtuose s’accorde à merveille à sa peinture) de la… bouche. Ce sont les gestes fervents pour une icône sacrée, dans une danse rituelle autour de l’idole, la vieille l’Une comme dit Sollers, la boca rouge !

 

Les orbites géantes et les dents cannibales ne sont pas sans nous rappeler l’art premier mais la bouche rutilante nous vient de la pin-up américaine.

 

« J’ai découpé beaucoup de bouches dans les magazines et les pubs » ! « Je commence toujours par la bouche ». On croirait entendre un serial killer.

 

Une bouche au départ donc, une sorte de nœud coulant, une spirale qui déchaîne un « all over » à la Pollock (qui le premier a déterré la hache de guerre… indienne en peinture) pour conjurer le gouffre évoqué.

 

Les lèvres, le rouge à lèvres, la moue entrouverte, l’appel du trou, du faux trou… l’appareil digestif béant. C’est le rêve de Mme Irma où la bouche s’invagine.

 

Il regarde ces bouches, s’excite et y va à fond. Antifellation ! Fellaction, le pinceau dans la gorge ! (merci Sollers).

 

On en jouit de cette peinture en baisant dedans.

 

Et puis il y a cette histoire que raconte Sollers et dont je ne cesse de me délecter : cette Woman (la number 3, dommage que ce n’ait pas été la 2 celle qui selon moi aime de ses doigts tripoter les billets et les bites) qui s’est retrouvé à Téhéran chez les mollahs, secrètement gardée (conscients qu’ils étaient de son prix) avant d’être finalement échangée contre un manuscrit persan du XVIe siècle parmi les plus précieux au monde (surtout aux yeux des musulmans). « La plus nue, la plus crémeuse,… pur porc… en jarretelles apparentes » ! God bless her ! Elle fut rachetée en 2006 par un milliardaire américain pour la bagatelle de 137m$.

Huile sur toile à la De Kooning

Huile sur toile à la De Kooning

Woman 2, De Kooning, 1952

Woman 2, De Kooning, 1952

Mais avec de Kooning il faut se noyer dans la femme et se perdre dans le paysage. Le paysage est dans la femme et vice versa. D’une des origines de l’abstraction. Un pied toujours dépassera.

Mais avec de Kooning il faut se noyer dans la femme et se perdre dans le paysage. Le paysage est dans la femme et vice versa. D’une des origines de l’abstraction. Un pied toujours dépassera.

Montauk 1, De Kooning, 1969

Montauk 1, De Kooning, 1969

Toiles abstraites superbes ! Parfois elles ont un nom, une légende… comme des cris d’enfants à travers les mouettes. (screams of children come from seagulls). 

Montauk 4, De Kooning, 1969

Montauk 4, De Kooning, 1969

Screams of children come from seagulls, de Kooning, 1975

Screams of children come from seagulls, de Kooning, 1975

Mais revenons quelques instants sur l’écorché en peinture.

 

« On y a laissé la tête pour agrément » dit lui-même Jacques Gautier d’Agoty, célèbre peintre et graveur d’…anatomies.

 

L’occasion pour lui de nous offrir un joli papillon aux ailes écarlates ou bien une dame (re)vêtant ses étarnges atours, un costume de bal rouge vif strié de blanc cassé.

 

Mais c’est aussi et surtout le moyen de montrer ce qu’à l’époque (au XVIIIème) on réserve plutôt pour les cabinets et boudoirs secrets… les cuisses écartées et les parties génitales afférentes… dans tous leurs états !

Planche de Jacques Gautier d'Agoty (1716-1785)

Planche de Jacques Gautier d'Agoty (1716-1785)

« On peut voir les organes internes, pourpres, blafards et légèrement teintés de bleu, rangés en bon ordre dans la cavité, imbriqués les uns dans les autres… » Claude simon.

 

Tuyaux et veinules se divisent et se ramifient à l’infini, racines sinueuses rouges ou bleues qui ne cessent de se chevaucher et de s’entrecroiser. Mais sans jamais faire de nœud nous dirait Lacan.

 

 

Planche de Jacques Gautier d'Agoty (1716-1785)

Planche de Jacques Gautier d'Agoty (1716-1785)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :