Rougeur Delacrucienne

par jms  -  21 Mai 2013, 14:06  -  #Delacroix

S’il y a un peintre qui a aimé les chevaux avec passion au point d’en mourir, c’est Géricault, lui qui osa se pencher, médusé, devant leurs croupes. Mais j’aimerais vous parler de Delacroix, sept ans plus jeune que lui, et qui fut on ne peut plus influencé par son aîné.

 

Les chevaux pouvaient le mettre, lui aussi, dans un … drôle d’état.

 

Mai 1823 dans son journal : « … quant aux chevaux noirs à peau luisante, il faut les masser… ». Entre le chaud et le luisant qui plus est. « Ne devraient éprouver le genre d’émotions que peut procurer la peinture que ceux là en qui la vue d’un tableau est susceptible d’éveiller avant même le désir de peindre, la pulsion archaïque de barbouiller, de triturer la couleur. »

 

Bref de la faire juter !

 

C’est au centre de « l’entrée des croisés à Constantinople » que l’on trouve un cheval particulièrement unheimlich.

Dessin à partir de "l'entrée des croisés à Constantinople" de Delacroix

Dessin à partir de "l'entrée des croisés à Constantinople" de Delacroix

Une tête chercheuse, semblable à une tête monstrueuse à la Francis Bacon, dote d’un appendice tentaculaire un groupe de cavaliers casqués et bardés d’oriflammes. Une masse qui tient aussi du diplodocus avec une grande rue ondulante en enfilade à l’arrière plan.

 

On retrouve notre paveuse ; prunelle effarée et naseau frémissant comme il se doit.

Tête chercheuse, pastel gras d'après Bacon

Tête chercheuse, pastel gras d'après Bacon

Les esquisses peintes que réalise Delacroix avant la mise au propre du tableau final sont magiques. Les formes s’agitent, sa brosse tourbillonne et virevolte. Il déforme les contours selon les forces en jeu. Il (en)force les formes ! Expressionniste avant la lettre, il est alors pour moi au sommet de son art.

 

Il faut regarder « la mort de Sardanapale », les esquisses tout autant que l’œuvre achevée. Laissons-nous entraîner par le tourbillon sexuel de ces funérailles programmées qui n’adviennent que pour la jouissance scopique. Un sardanapalesque all over à la Pollock. Delacroix bâcle d’ailleurs en boucles ses esquisses. Agité d’une férocité de brosse à nulle autre pareille, sa peinture-tissu fonctionne comme un turban… turc bien entendu pour ses massacres « grecs », clairement anti-davidiens. Un turban dont l’enveloppement frénétique produit une puissance animalière. Le charmeur de serpents fait se convulser et se tordre le corps de la femme.

Détail du montage fait à partir de "la mort de Sardanapale"

Détail du montage fait à partir de "la mort de Sardanapale"

Une spirale cyclonique autour de l’œil de Sardanapale, ce despote asiatique à la barbe noire tressée d’encre en même temps beau comme une femme. Delacroix avait un teint de péruvien ou de maltais (comme si la serre chaude qui lui servait d’atelier avait déteint sur lui). La question s’est toujours posée de savoir qui était son vrai père. 2 la + (il signait parfois ainsi) était peut être le fils de Talleyrand. En jouant sur le nom : deux-gènes. Et quand il dessine il redouble son trait. Il explore l’effritement fluxieux d’une ligne tressaillante.

Sardanapale

Sardanapale

Soumission, striction. La femme (souvent la femme enlevée à cheval) est liée ou du moins paraît l’être. Et le graphisme a soin de doubler son garrot par un déluge de lignes, un tourbillon de ligatures où la forme se dissout dans un halo ténébreux.

Détail du montage fait à partir de "la mort de Sardanapale"

Détail du montage fait à partir de "la mort de Sardanapale"

Une esthétique du spasme selon Régis Michel.

 

Mais au-delà des étendards somptueux et des oriflammes, au-delà de ces taches rutilantes et de ces vapeurs sanglantes, il s’agit pour Delacroix de s’injecter de la couleur ! En intraveineuse. Une morsure rouge pour des tableaux-creusets où se moulent et se façonnent des filles veloutées et rosissantes. Delacroix en a plein les mains de ce rouge… peut être pour refouler les croupes soyeuses à la pâte pulvérisée de Géricault.

 

C’est la défonce au rouge. On plane en plein vermillon. Caillots, pulpe, fruit écrasé, artère… ça pulse. Dans son atelier à l’atmosphère de serre chaude, il lui faut en permanence cette transfusion sanguine pour le maintenir en vie. Car il y a « un fond tout noir à contenter » comme il dit lui-même. Un « lac de sang hanté » de pourpre noire. Les sombres fleurs au fond de l’ombre parfumée sont bordées de rouges volutes.

 

La pourpre de la mort de notre capitaine Nemo, Sardanapale, est comme extraite d’un mollusque ou d’une pieuvre tentaculaire. Une pourpre ourdissant sa texture dans la nuit pour mieux… saillir.

Montage (huile, pastels, dessins) sur "la mort de Sardanapale"

Montage (huile, pastels, dessins) sur "la mort de Sardanapale"

Delacroix c’est aussi pour moi le coup de foudre que j’ai ressenti devant son « orpheline au cimetière » de 1824. Encore une esquisse peinte mais cette fois fignolée, destinée au « massacre de Scio » et qui était en couverture d’un livre d’art bon marché sur la peinture. La notion de coup de foudre fait toujours un peu con : elle est usée jusqu’à la corde. C’est l’éternelle question bateau : que cherche-t-on désespérément dans la découpe d’un profil, dans l’empourprement d’un teint ou dans le chignon improbable d’une jeune fille « grecque » (ou tout du moins posant en tant que telle) du début du XIXème. La coiffure a son importance. Nous connaissons bien les subtils tours et détours que peut prendre en peinture le fétichisme de la chevelure et du chignon. Nous sommes à Paris, l’empire s’est effondré, le turban est à la mode. Alors la grecque se fait enturbannée à l’instar des corps qui se convulsent sous la musique enivrante du charmeur de serpents. Le « chignon » vient du bas latin catena, c'est-à-dire la chaîne, le lien. Mais est-ce la chaîne des vertèbres ou le carcan des esclaves dont il s’agit ?

"L'orpheline au cimetière""L'orpheline au cimetière"

"L'orpheline au cimetière"

En tous les cas c’est dans la pommette que se joue toute la rougeur delacrucienne. Le chaud aux joues ! Un maquillage naturel pour les enfants qui jouent secrètement à des jeux d’adultes avec… fougue. C’est autour de cette pommette que j’aurai finalement réalisé par hasard ma première petite œuvre… abstraite… en rouge orangé.

 

Quant à l’œil grand ouvert, immense, humide avec le brillant de la prunelle il me fait penser bien sûr à « la jeune fille à la perle » de Vermeer qui a retrouvé ses lèvres… mouillées après une restauration … brillante. C’est la demi-lune blanche sous l’iris de l’Ada de Nabokov.

 

« Yeux qui semblaient envahir son visage s’étaler gagner… tâches sur un buvard… bombées tremblotant capillarité ou quoi impossible de trouver le mot » Claude Simon.

 

Je terminerai par la narine. Qui m’a énervé quand j’ai cherché à la reproduire. Quelque chose cloche. Elle est à la place de l’aile du nez. Et pourtant ça passe. Un rouge foncé mal placé, une palpitation des narines. Les naseaux pourpres.

La pommette de l'orpheline

La pommette de l'orpheline

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