Tripes

par jms  -  20 Mai 2013, 14:51  -  #Rembrandt

Le boeuf écorché de Rembrandt repris au pastel gras

Le boeuf écorché de Rembrandt repris au pastel gras

« Nous sommes des carcasses en puissance » disait Francis Bacon. Et de faire poser dès 1946 une mâchoire carnassière sous un parapluie devant un beau morceau à l’étal, prêt pour la découpe.

 

Penchons nous alors sur le… bœuf écorché en peinture. Quel meilleur motif qu’un taureau châtré, écorché, pour mettre en scène le refoulement du corps et de la chair.

 

1655 : Rembrandt, en suivant la veine des étals de boucher de Beuckelaer (datant d’un siècle plus tôt !), achève de chambouler les genres prisés par la bourgeoisie hollandaise, ces fameux portraits ou natures mortes « léchées » qui permettent d’exhiber et de compter les richesses du siècle d’or. Un barbouillage va remettre la matière et le geste au premier plan : un morceau de peinture, un sacré bout de viande, une pièce de… bœuf ! La cave d'un boucher s'illumine de l'or et du rubis d'une carcasse sanglante... avec tout un jeu dans la matière picturale qui alterne les pâtes crémeuses et grenues avec des coulées lisses et translucides. Des émotions contradictoires nous envahissent face à cette magnificence de l'horreur. Il y a comme un parfum de scandale devant cet éclat... insupportable !

 

L’assomption de la « figure » en peinture serait-elle stoppée dans son élan ? Car nous n’avons pas là une carcasse qui montrerait la mécanique de ses organes (une leçon d’anatomie ou une autopsie scientifique) mais un amas de pâte portant l’empreinte de sa trituration, qui exhibe le corps refoulé par la pensée classique. C ‘est l’obscénité de la crucifixion qui nous est alors jeté à la figure !

 

La pudeur puritaine de l’époque tient les corps à distance, même si elle se permet de déplacer l’érotisme dans les fruits, avec toutes ces pastèques et autres grenades… fendues, offrant aux regards leur pulpes juteuses. Mais le fruit sent la fraise ! On le sait : l’histoire de la peinture n’a cessé d’éloigner la beauté de l’odeur ! Wajcman nous le dit : Venus, encore humide d’écume, ne porte pas la plus petite trace d’une odeur d’algues sur la peau. Et la peinture du siècle d’or ne sent pas, tout à son défi d’attraper dans ses pinceaux la délicatesse laiteuse des porcelaines de Chine. D’où le titre magnifique d’un petit opuscule de Wajcman sur l’odeur en peinture: « Nature de vase à la morte de Chine ».

 

Nature de vase !

Femme se baignant dans une rivière, Rembrandt 1654

Femme se baignant dans une rivière, Rembrandt 1654

Ce bœuf de Rembrandt est si important dans son œuvre qu’il en aura déteint sur la prose de Jean Genet : « Quand il se pose sur un Rembrandt… notre regard se fait lourd, un peu bovin. Comme une odeur d’étable… » La revoilà l’odeur en peinture… « Les poitrines respirent. Les mains sont chaudes… Sous les jupes d’Hendrickje, sous les manteaux bordés de fourrures, … les corps remplissent bien leurs fonctions : ils digèrent, ils sont chauds, ils sont lourds, ils sentent, ils chient… ».

 

L’œuvre de Rembrandt est soumise à la loi de la gravitation : tout s’y étaie d’assises épaisses comme les bassins opulents et charnus de ses femmes. Des fesses monumentales comme celles que peint à la même époque Jordaens dans « la femme de Candaule »,… plus grandes que nature et que l’on prend en … pleine figure. Pour le moins un gros plan ! Dont l’effet majeur est de… saillie ! L’œuvre est taillée aux dimensions de ce postérieur… renversant.

La femme de Candaule, Jordaens 1646

La femme de Candaule, Jordaens 1646

« Ça épouvante un peu » a dit Courbet au sujet de ses baigneuses (plurielles mais une seule crève l’écran avec un bassin aussi large que le cul d’un cheval). Des baigneuses, que dire, des Bethsabée dignes de … Jordaens. Un « ça » en tous les cas bien freudien qui renvoie à une Chose indéterminée, terrible et terriblement présente.…

 

En peinture, il s’agit toujours de donner du relief au cul d’un cheval emballé sous la pluie, disait Delacroix.

 

Il faut regarder le corps de Bethsabée, cette chair qui pèse son poids et qui s’affaisse. Un corps pensant et … pesant. Une peau épaisse et grasse, une chair meuble, un plissé en tablier (étaler et replier la pâte est un grand plaisir de peintre) ! Etrange atmosphère: comme l’abattement de la… bête qui se sait promise au sacrifice.

 

Une génisse face au peintre sacrificateur qui tranche dans l’épaisseur du lard avec son… couteau pour mieux étaler la peinture au vu de tous et sus au monde. Le corps pictural est un corps pondéral.

 

Sous le faste des oripeaux dont il affuble ses modèles, Rembrandt fait sentir la présence insistante des fonctions corporelles…

 

Rembrandt aurait dit un jour : « De reuk van de verf zou u verveelen » : l’odeur de la peinture pourrait te faire mal !

 

L'odeur de la peinture (montage de pastels gras) et gros plan de Mme Trip
L'odeur de la peinture (montage de pastels gras) et gros plan de Mme Trip

L'odeur de la peinture (montage de pastels gras) et gros plan de Mme Trip

"La fiancée juive" de Rembrandt a un cul. Ça se sent ! Mme trip aussi… Les Trip sont les maîtres de forge de Dordrecht…des fabricants de canons. Des engins de guerre scandaleusement sculptés à la vue de tous sur le pignon de leur demeure en plein Amsterdam. Des canons qui ont donc pignon et pognon sur rue. L’alliance de la famille Trip avec les de Geer qui s’étaient assuré du monopole des aciers suédois, va créer un consortium industriel et maritime formidable, une forteresse inattaquable. C’est la plus grosse fortune d’Amsterdam !

 

Alors voila, l'association de Mme Trip au personnage baconien sous son parapluie de 1946 m'a semblé un juste hommage ignoble aux puissants marchands de chair de tous les siècles passés.

 

En 1661, âgés, Jacob Trip et sa future veuve Margaretha (de Geer) se font peindre par Rembrandt comme les survivants de l’âge de fer de la révolution hollandaise contre le joug espagnol. La tête émaciée mais flasque de Margaretha ressort encadrée d’une fraise en forme de meule comme on n’en voyait plus que sur les cous de tortues des plus antiques veuves d’Amsterdam (Schama). Rembrandt en a fait littéralement de la chair à canon comme si il l’avait peinte avec ses tripes ! Une chair à canon brun rouge rehaussée de blanc de…plomb. Une trituration de la chair qui ne s’accorde pas avec les canons féminins d’usage. Empâtements, giclées, frottis, grattages. Tout un combat avec la pâte pour la sculpter.

 

Et je ne résiste pas au passage à dévoiler ce montage photo de Roman Cieslewicz où il accole la fraise et la machoîre de Mme Trip au nez et au chapeau glouton d'Arnolfini, le banquier vénal et sidéral de Van Eyck: un bien cruel et insolite portrait.

 

 

Montage photo de Roman Cieslewicz

Montage photo de Roman Cieslewicz

Mais dans la transgression de la chair, il ne faut pas oublier la… raie. Blanche et rose, elle aussi, elle exhibe comme une décoration ses chairs retournées. Si celle de Chardin est définitivement moderne, en ce sens que la soumission au modèle et l’idéal d’une mimesis parfaite s’effacent derrière le tableau et la peinture, celle de Beyeren, au XVIIème, est encore un monstre qui n’offre ni n’étale ses entrailles.

Nature morte de poissons, Beyeren XVIIème

Nature morte de poissons, Beyeren XVIIème

Quant à celle de Soutine… elle est … fruitée.

La raie, Soutine 1923

La raie, Soutine 1923

Chaïm Soutine s’est passionné lui aussi pour le bœuf écorché, cette bidoche appendue à son crochet, avec tous ses rouges et ses blancs sinueux. N’oublions pas que face à la décomposition et au pourrissement de son…modèle, le peintre fut obligé de badigeonner l’animal de sang frais acheté chaque jour aux abattoirs !

 

Que poursuit-il l’ami Soutine avec tous ces arbres agités et saignants ? Il nous fait penser bien sûr à l’autre agité des cyprès. Que s’agit-il de dompter ? Non pas de dresser mais au contraire de dé-dresser voir en jouant sur les mots d’é-rudir.

Carcasse de boeuf, Chemin montant à Cagnes et Platanes à Ceret par Soutine
Carcasse de boeuf, Chemin montant à Cagnes et Platanes à Ceret par Soutine
Carcasse de boeuf, Chemin montant à Cagnes et Platanes à Ceret par Soutine

Carcasse de boeuf, Chemin montant à Cagnes et Platanes à Ceret par Soutine

Regardez sa fameuse volée de marches rouges. Une montée escarpée. Et lui qui passe en force, bousculant les maisons au passage. Culbuto de service. D’une maison de dé-dressement l’autre, il trace au forceps son sillon dans une peinture bourbeuse et…joyeuse ! Une route sinueuse pour un escalier rouge crû. Voyez comme il nous vermillonne son colimaçon. Un tableau éclaboussant de rouge. Comme si on avait fait dégringoler de marche en marche des tonneaux de jus crémeux. Car il y a indéniablement un côté presse-fruit chez Soutine. Un expressionisme dionysiaque, « vermillonnesque » ! … Un torturé du bide ! Il mourra d’une hémorragie interne.

Gros plan sur une peinture de Soutine

Gros plan sur une peinture de Soutine

Un autre torturé des boyaux c’est Requichot avec ses reliquaires. Les os de petits animaux (que le peintre allait chercher avec Dado aux abattoirs) s’agglutinent et s’agglomèrent, tout en s’enrobant de sucs picturaux, au sein de châsses étranges. Et même si Requichot n’aimait pas la viande rouge on ne peut s’empêcher d’y voir comme un retour du bœuf écorché. Certes ce n’est plus l’exhibition d’un corps ouvert brutalement et violemment, car Réquichot accroît ses Reliquaires comme peut se développer lentement un corps plantureux par l’ingestion lente d'un suc. Réquichot répugnait à montrer sa peinture, et surtout, il mettait des années à faire un reliquaire. C’est comme un vieux boyau qui se révélerait : les reliquaires ressemblent à des machines endoscopiques. Des ventres ouverts, des tombes profanées. « L'enclos où son corps travaillait, se travaillait : se retranchait, s'ajoutait, s'enroulait, s'étalait, se déchargeait : jouissait » (Barthes). Une érection interne est mise à jour. La cavité, la gaine intérieure, le reptile intestinal est un immense phallus. Un dedans qui est donc à la fois érotique et digestif. Un ver à soie. Un colimaçon vermillon. Une véraison ! Juste quand ça mûrit en prenant des couleurs.

Reliquaire de Requichot

Reliquaire de Requichot

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